La réalité autoritariste sous le vernis réformiste
Mardi 23 avril 2019, l’information tombe comme un couperet. L’agence officielle saoudienne annonce l’exécution de 37 ressortissants saoudiens par décapitation quelques heures plus tôt. Assez vite, des détails terribles s’ajoutent à l’horreur. Le corps d’une des victimes, Khaled bin Abdel Karim al-Tuwaijri, a été exposé en public pendant plusieurs heures, attaché à un poteau, une manière de prévenir ceux qui oseraient défier l’autorité de l’État. Par ailleurs, trois victimes étaient mineures au moment de leur condamnation, tandis que 33 exécutés étaient chiites, accusés pour certains de sédition confessionnelle. Enfin, tous les détenus semblent avoir subi plusieurs séances de torture au cours desquelles des aveux leur ont été extorqués, et sur la base desquels ils ont été condamnés au cours de procès iniques. Ces exécutions de masse sont de plus en plus courantes en Arabie saoudite.
En janvier 2016, 47 personnes avaient été exécutées en une journée, dont Nimr al-Nimr, un célèbre clerc chiite. Pourtant, depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau roi Salmane et de son désormais tristement célèbre fils, Mohamed Ben Salmane (MBS, ci-contre), une vague progressiste semblait gagner la monarchie islamique. La diplomatie, les médias et les réseaux d’influence saoudiens essayent sans cesse de nous présenter MBS comme le réformiste que l’Arabie saoudite et le monde attendaient. Avec sa feuille de route « Vision 2030 », il veut révolutionner son pays sur les plans économiques et sociaux : une économie diversifiée et modernisée, plus de développement durable, un e-gouvernement, une libéralisation des normes morales, plus de libertés et d’opportunités pour les femmes, etc.
Mais cette façade libérale cache un changement radical en faveur d’une gouvernance autoritaire et nationaliste. Depuis mars 2015, l’Arabie saoudite est engagée dans le conflit au Yémen, avec les funestes conséquences que l’on connaît. En raison de la lutte d’influence qui les oppose, le puissant royaume du golfe, les Émirats arabes unis (EAU) et leurs alliés ont décidé d’isoler politiquement et économiquement le Qatar et ont établi un blocus qui perdure encore aujourd’hui. Est particulièrement reprochée à ce dernier l’influence de ses chaînes d’information panarabe du réseau Al-Jazeera, sa proximité supposée avec l’Iran et son soutien affiché aux mouvements islamistes et contestataires dans la région depuis 2011. Nous pouvons également citer la détention et la démission forcée du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 et la séquestration de centaines de princes et de personnalités saoudiens au Ritz-Carlton de Riyad, sous prétexte de lutte contre la corruption. Sauf qu’en réalité, l’objectif était surtout de récupérer quelques dizaines de milliards de dollars et d’affirmer l’autorité de MBS face à une famille royale et une élite saoudienne parfois réfractaires.
L’affaire Khashoggi comme catalyseur
Cependant, ces premiers faits d’armes n’ont pas suffi à dévoiler le caractère absolutiste et impétueux de MBS sur la scène internationale. Ce n’est que le 2 octobre 2018 que l’opinion mondiale a réellement commencé à prendre conscience de la réalité du régime. Ce jour-là, le célèbre journaliste saoudien Jamal Khashoggi est sauvagement assassiné dans le consulat saoudien d’Istanbul. Jusqu’à aujourd’hui, son corps n’a toujours pas été retrouvé, même si l’Arabie saoudite elle-même a reconnu qu’il avait bien été assassiné dans le consulat par des agents de la monarchie. Pour autant, les autorités saoudiennes font tout pour empêcher de remonter jusqu’au commanditaire qui selon de nombreuses sources, dont la CIA, serait MBS lui-même. Cette exécution extrajudiciaire a eu l’effet d’une bombe dans l’opinion publique et a fait la Une des médias internationaux pendant de nombreux jours.
Et pour cause : Khashoggi était une personne influente et fin connaisseur de la politique saoudienne. Considéré comme proche du pouvoir, il usait de son influence pour pousser son pays vers une réforme libérale et démocratique, tout en cultivant de nombreuses relations avec des personnalités et des mouvements de l’islam politique. La donne a changé avec l’arrivée au pouvoir du roi Salmane et de MBS. Sa situation s’est progressivement dégradée. En 2017, il s’exile aux États-Unis où il devient alors l’un des commentateurs et critiques de l’Arabie saoudite les plus demandés des médias anglo-saxons, au point de tenir une chronique dans le Washington Post. Il exprime régulièrement son opposition à la politique étrangère de MBS, ainsi qu’à la répression des voix dissidentes. Pour ces différentes raisons, Khashoggi était une voix libre qui comptait mondialement et que MBS ne pouvait tolérer plus longtemps.
Mise au silence des voix dissidentes
Depuis son assassinat, les journalistes et les personnalités politiques étrangères commencent à prêter une oreille plus attentive aux activistes et ONG de défense des droits humains qui agitent le drapeau rouge depuis plusieurs années déjà. Si l’Arabie saoudite n’a jamais été un bon élève en matière de libertés fondamentales, le tournant répressif n’en demeure pas moins saisissant. Les chiites du nord-est du pays continuent d’être réprimés et discriminés, constituant la majorité des victimes lors des exécutions de masse comme celles de janvier 2016 ou d’avril 2019. Une militante chiite arrêtée en 2015, Israa al-Ghomgham, a risqué la peine de mort – abandonnée depuis, mais pas pour son mari ni pour ses co-accusés. La répression se fait aussi envers les élites religieuses sunnites, conservatrices comme réformistes. Pour ses prises de position critiques sur la politique étrangère saoudienne, le procureur a requis la peine de mort pour Salman al-Awdah, un prédicateur extrêmement populaire dans son pays. Il en va de même pour les intellectuell(e)s, universitaires ou journalistes qui sont nombreux à se retrouver dans les prisons du régime, dès lors qu’ils commencent à émettre le moindre doute quant aux décisions et politiques mises en place par MBS.
Les défenseur(e)s des droits humains et autres militant(e)s sont évidemment en première ligne des répressions, et cela depuis déjà plusieurs années. C’est dans la vague d’arrestations de mai à juillet 2018 que le régime s’est particulièrement illustré. Les défenseures des droits des femmes se battaient en particulier pour le droit de conduire, ainsi que pour la fin de la tutelle masculine. Alors que l’agenda dit réformiste de MBS prévoyait le droit de conduire pour les femmes, de nombreuses activistes de la campagne « les femmes au volant » (#WomentoDrive) ont été arrêtées quelques semaines seulement avant la levée de l’interdiction en juin 2018. Cette répression s’est rapidement étendue à des dizaines de femmes et d’hommes soutenant leur combat. Enfin, les arrestations concernent aussi les activistes politiques et défenseures des droits humains comme Samar Badawi, arrêtée le 30 juillet 2018. Et ceux qui sont encore en liberté se retrouvent souvent interdits de quitter le territoire. Si depuis l’affaire Khashoggi, les autorités saoudiennes se sont fait plus discrètes – arrestations plus rares, libération conditionnelle de certaines défenseures et activistes etc. –, une nouvelle vague d’arrestations d’une dizaine d’intellectuell(e)s, d’universitaires et d’activistes a eu lieu en mars et avril 2019. En ajoutant l’exécution de masse du 23 avril 2019, on peut légitimement penser que la pression internationale sur le régime saoudien ne fait plus autant d’effet et qu’elle doit être renforcée.
Recours à la torture
Nombreuses sont les intellectuell(e)s, défenseur(e)s et activistes à avoir été arrêté(e)s sous le coup de la loi antiterroriste de 2014, révisée en 2018. Pratiquement toute forme d’opinion n’exprimant ne serait-ce qu’un doute peut être incriminée sous cette loi. En plus de créer une juridiction spéciale, la cour pénale spécialisée, cette loi laisse toute latitude aux forces de sécurité et aux autorités judiciaires pour arrêter, détenir et interroger des suspects sans aucune protection des droits de ces derniers. Une personne peut ainsi être maintenue en détention préventive pendant 12 mois avec possibilité d’extension sans limite par la cour et même se retrouver en isolement pendant 90 jours, durant lesquels des actes de torture et de mauvais traitements ont couramment lieu. C’est notamment au cours de ces pseudos interrogatoires, véritables séances de torture, que les aveux sont extorqués aux victimes. Ils sont ensuite utilisés contre elles au cours de procès entièrement à charge, sans aucune garantie pour la défense. Les charges retenues sont secrètes, empêchant ainsi les avocats de construire la défense de leurs clients. Les accusés, quant à eux, sont quasi-systématiquement condamnés. Un schéma dont la récurrence sonne comme un mauvais présage : il est fort probable que les exécutions de masse et autres scènes de répression morbides se reproduisent dans l’Arabie saoudite « réformiste » de Mohamed Ben Salmane.
le contexte
À la suite du décès du roi Abdallah Al-Saoud le 23 janvier 2015, son frère Salmane monte sur le trône et entame un virage répressif avec son fils Mohammed Ben Salmane – couramment dénommé MBS. Ce dernier est alors présenté comme le réformateur qui amènera l’Arabie saoudite sur la voie du progressisme. Il est d’abord ministre de la Défense et chef de la Cour royale, et décide d’impliquer son pays et ses alliés dans le conflit au Yémen dès mars 2015. En avril 2015, il est désigné vice-prince héritier, amorçant ainsi sa montée fulgurante, qui se confirme en juin 2017 avec sa nomination comme prince héritier et vice-premier ministre. MBS est depuis considéré comme le dirigeant de facto du royaume.
158 exécutions en 2015, année « record » avec l’arrivée du roi Salmane et de son fils MBS.
105 exécutions entre janvier et avril 2019.
20 prisonniers politiques, au moins, risquant la peine de mort.
Source : European-Saudi Organisation for Human Rights
agissez !
Détenu depuis septembre 2017, Salman al-Awdah, un prédicateur religieux extrêmement populaire en Arabie saoudite (plus de 13 millions d’abonnés sur Twitter), risque la peine de mort. En mai 2019, des rumeurs annoncent son exécution prochaine alors que son procès est encore en cours. Son arrestation fait suite à un tweet où il appelle à
la paix alors qu’une crise diplomatique oppose l’Arabie saoudite au Qatar depuis juin 2017. Il est emprisonné dans des conditions inhumaines : isolé les cinq premiers mois, enchaîné dans sa cellule, privé de sommeil et de soutien médical, interrogé de jour comme de nuit… Il est hospitalisé en janvier 2018 à cause de ces conditions extrêmes. Depuis le 4 septembre 2018, le procureur de la cour pénale spéciale de Riyad continue de requérir la peine de mort à son encontre, avec 37 chefs d’accusation dont aucun n’a été rendu public.
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Par Elias Geoffroy, responsable des programmes Maghreb/Moyen-Orient
Article issu du n°12 d'Humains