Un monde tortionnaire

Soudan


Fiche publiée en 2014

Les arrestations et les détentions arbitraires suivies d’actes de torture ou de mauvais traitements sont généralisées. Elles touchent en particulier les prisonniers de droit commun et tous ceux qui s’opposent au pouvoir central, avec ou sans armes.

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Contexte

En 1989, Omar El-Béchir accède au pouvoir avec le soutien des Frères musulmans, à la suite d’un coup d’État militaire. En 2005, après des décennies de conflit et plus de deux millions de morts, le gouvernement et les rebelles du Soudan du Sud signent un accord de paix et en 2011, à l’issue d’un référendum, le Soudan du Sud obtient son indépendance. Dès lors, le Soudan perd une part importante de ses revenus pétroliers et s’enfonce dans une crise économique sans précédent. En 2011, les Soudanais, inspirés par les mouvements de protestation nés dans les pays arabes, descendent dans la rue pour appeler au changement politique et à l’amélioration des conditions socioéconomiques. La répression est brutale. Entre septembre et décembre 2011, plus de 250 opposants politiques présumés sont appréhendés dans plusieurs provinces. La plupart sont des étudiants ou des sympathisants du Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (Sudan People's Liberation Movement North-SPLM-N), parti d’opposition interdit. Nombre d’entre eux sont tabassés lors de leur arrestation et de leur garde à vue. Dans le même temps, le Soudan et le Soudan du Sud entretiennent des relations de plus en plus tendues. Outre les problèmes liés à la rente pétrolière, ils s'opposent sur le tracé de leur frontière commune et s'accusent mutuellement d’appuyer des insurrections hostiles à l’autre État. À plusieurs reprises, en 2012, des combats violents opposent les deux pays. Du fait d’une politique continue de prédation des ressources et de concentration du pouvoir à Khartoum au détriment des périphéries, plusieurs rébellions se sont constituées ces dernières années au Soudan, aujourd’hui confronté à de multiples conflits armés dans les provinces du Darfour, Nil Bleu, Kordofan du Nord et Kordofan du Sud. Ces affrontements donnent régulièrement lieu à de graves violations des droits de l’homme de la part des belligérants et ce, dans l’anonymat le plus total. Au Darfour, le conflit en cours depuis 2003 a acquis une nouvelle dimension. Aux hostilités habituelles entre l’armée soudanaise et la rébellion du Front révolutionnaire du Soudan s’ajoutent désormais une multiplication des affrontements intertribaux et des conflits locaux sur les ressources économiques, l’accès à la terre, à l’eau et aux pâturages pour le bétail. La criminalité a également pris une ampleur inquiétante avec l’émergence de groupes de bandits armés qui pillent et attaquent la population civile. Ces violences ont poussé plus de 300 000 personnes à fuir leurs villages en 2013. Les restrictions gouvernementales dans l’accès aux zones de conflit ont permis aux autorités de contrôler l’information et de ne pas ébruiter la situation concernant les droits de l’homme. À Khartoum et dans les principales villes du pays, les manifestations perdurent malgré la répression.

Pratiques de la torture

Les arrestations et les détentions arbitraires suivies d’actes de torture ou de mauvais traitements sont généralisées. Elles touchent en particulier les prisonniers de droit commun et tous ceux qui s’opposent au pouvoir central, avec ou sans armes.

Victimes

Les personnes soupçonnées de délits de droit commun font régulièrement l’objet de tortures au moment de leur arrestation et de leur garde à vue. Au Soudan, les voleurs et les criminels sont passibles de châtiments corporels. Faute de statistiques, nous ne sommes pas en mesure de dire si leur application est fréquente ou exceptionnelle. Le 14 février 2013, Adam Al-Muthna a été amputé de sa main droite et son pied gauche à Khartoum. Il avait été condamné pour attaque à main armée.

L’article 152 du Code pénal de 1991 érige en infraction les « actes indécents et immoraux », sans les définir, et prévoit une peine maximum de 40 coups de fouet. Les victimes sont généralement des femmes pauvres, parfois non musulmanes, dont la tenue vestimentaire ne plaît pas aux policiers. Ce genre de violences est courant dans les centres urbains.

Dans le cadre des conflits au Darfour, au Nil Bleu, au Kordofan du Nord et au Kordofan du Sud, les civils pris au piège dans les zones contrôlées par les belligérants subissent régulièrement des violations des droits de l’homme. Les parties au conflit commettent de nombreux actes de torture à l’encontre de leurs adversaires et des civils considérés comme des ennemis. L'ampleur exacte de ces exactions est difficilement mesurable, car les autorités restreignent l'accès à ces territoires. Au Darfour, les combats fréquents entre les forces gouvernementales, les milices progouvernementales, appelées également Janjawid, et les mouvements armés d’opposition s’accompagnent de violences persistantes contre les populations déplacées. Les membres des communautés Zaghawa et Four, liées aux groupes rebelles, sont particulièrement visés. Le 2 octobre 2012, un dirigeant communautaire du camp de déplacés de Zam Zam, a été arrêté à Al-Fasher et torturé pendant plusieurs jours avant de recouvrer la liberté. Il était soupçonné de soutenir la faction de Minni Minawi de l’Armée de libération du Soudan (Sudan Liberation Army-SLA). Les femmes et les jeunes filles font couramment l’objet de violences sexuelles. Les importantes rivalités commerciales entre communautés, notamment à propos des mines d’or pour les clans arabes, et les litiges fonciers entre nomades et agriculteurs quant aux destructions de récoltes et vols de bétail occasionnent des violences intercommunautaires, notamment des actes de torture, notamment en cas d’intervention de milices locales associées aux populations concernées. Au Kordofan du Nord et au Kordofan du Sud, les personnes suspectées d’appartenance ou de soutien au groupe rebelle du SPLM-N, des membres du peuple Nouba pour la plupart, sont constamment livrés à la torture. Des femmes soupçonnées d’être les épouses de combattants du SPLM-N ont été victimes de violences sexuelles massives, dont des viols en groupe et en public, dans les villages de Tess, Troji et Jaw entre décembre 2011 et février 2012. Dans le Nil Bleu, les populations sont prises pour cible par les autorités. Depuis le début du conflit, en septembre 2011, de nombreuses personnes suspectées de faire partie du SPLM-N, majoritairement originaires du Nil Bleu, du Soudan du Sud ou des Monts Nouba, ont été arrêtées et torturées.

Dans les grandes villes du pays, les manifestants font régulièrement l’objet d’agressions lors de leur arrestation et de leur garde à vue. À l’occasion des élections générales d’avril 2010, des opposants politiques ont été arrêtés et torturés afin d’étouffer toute contestation des résultats dans la rue et les médias. Les personnes interpellées au cours de rassemblements spontanés ont été torturées en détention. Depuis 2011, des dizaines de milliers de citoyens manifestent dans plusieurs grandes villes du pays, notamment autour des universités, pour réclamer la démocratie et de meilleures conditions de vie. Les mouvements de protestation étudiants comme Girifna (« On en a marre ») et Sharara (« La jeunesse pour le changement ») sont particulièrement mobilisés dans ces marches pacifiques qui rassemblent au minimum 100 à 200 personnes. Les forces de l’ordre font usage de la force (coups de matraque, tirs de bombes lacrymogènes) pour disperser ces soulèvements, dont les meneurs et les porte-parole sont souvent interpellés puis torturés en détention.

Dans le même temps, les autorités tentent de limiter l'accès à l'information des citoyens et de réduire au silence toute velléité de dissidence. De nombreux syndicalistes, journalistes et défenseurs des droits de l’homme ont subi des tortures ces dernières années et ont dû renoncer à leurs activités ou fuir à l’étranger. La journaliste Somaia Ibrahim Ismail « Hundosa » a écrit des articles critiques sur le régime en place à propos des conflits au Darfour et au Kordofan. Elle a été enlevée le 29 octobre 2012 près de son domicile à Khartoum par des officiers des services de renseignements et de sécurité soudanais (National Intelligence and Security Services-NISS). Pendant trois jours, elle a été maltraitée, fouettée à plusieurs reprises et s’est fait raser la tête par ses ravisseurs, parce que ses cheveux ne ressemblaient pas à ceux d’Africains, mais plus à ceux d’Arabes. Somaia Ibrahim Ismail « Hundosa » a quitté le pays le 6 novembre 2012. Les défenseurs des droits de l’homme qui travaillent sur des questions sensibles comme les conflits internes vivent constamment dans la peur d'être arrêtés et torturés. Une vague de répression s’est abattue sur eux après l’émission par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), en mars 2009, d’un mandat d’arrêt à l’encontre du président soudanais pour les crimes commis au Darfour en 2003. Plusieurs entre eux ont été détenus et torturés ou soumis à d'autres formes de mauvais traitements. Il en a été de même lors de la période électorale d’avril 2010 et à l’approche du référendum de janvier 2011 sur l’indépendance du Soudan du Sud.

Tortionnaires et lieux de torture

L’ensemble des forces de défense et de sécurité – soldats de la Sudan Armed Forces (SAF), policiers, membres des services de renseignements, gardiens de prison – recourt à la torture et aux mauvais traitements. Le Service national de la sûreté et du renseignement (National Intelligence and Security Services-NISS) et le Service de renseignement militaire (Sudan Military Intelligence-SMI) sont les principaux tortionnaires du pays. Aux termes de la loi relative à la sécurité nationale de février 2010, le NISS possède des pouvoirs étendus en matière d’arrestation et de détention. Ses agents peuvent maintenir des personnes en détention sans contrôle judiciaire pendant une période pouvant aller jusqu'à quatre mois et demi. Pour réprimer les mouvements de contestation, les policiers antiémeute usent de la violence et n’hésitent pas à maltraiter les manifestants lors de leur interpellation. Dans le cadre des conflits armés locaux, l’armée et les milices paramilitaires, telles les Janjawid ou les Forces de défense populaires (Popular Defence Forces-PDF), pratiquent la torture. Au Darfour, la loi de 1997 sur l’état d’urgence et la sécurité publique continue à être appliquée, permettant ainsi aux forces de défense et de sécurité de bénéficier de larges pouvoirs discrétionnaires en termes d’arrestation et de détention sans contrôle judiciaire. Les groupes d’opposition armés, comme le MPLS-N et le Front révolutionnaire du Soudan (Sudan Revolution Front-SRF) au Darfour, sont également identifiés comme des auteurs de torture.

La torture a généralement lieu dans les postes de police, les locaux du NISS, les prisons et les centres de détention clandestins. Présents dans tout le pays, ces derniers dépendent la plupart du temps de l’armée ou des services de renseignements.

Méthodes et objectifs

Dans le contexte de la répression, la torture sert à punir ceux qui défient le pouvoir central, à les empêcher de communiquer et à obtenir d’eux des renseignements sur leurs activités, avec pour but final d’étouffer toute future opposition. Dans le cadre des conflits armés, elle a les mêmes objectifs et vise aussi à punir et à mieux contrôler des groupes communautaires entiers considérés comme proches des ennemis. Enfin, elle permet d’extorquer des aveux de culpabilité aux détenus de droit commun et de faire régner l’ordre en prison. Les techniques de torture les plus répandues sont les tabassages, les suspensions, les brûlures, la falaqa*, les violences sexuelles, les chocs électriques et les privations de nourriture, d’eau et de sommeil. L’exposition prolongée à des températures extrêmes, les longs enfermements dans des lieux exigus et les menaces de mort et de viol sont aussi employés. Dans les situations de conflit, les actes de torture se terminent régulièrement par la mort des victimes, qui soit succombent aux sévices soit font ensuite l’objet d’une exécution sommaire.

Législation et pratiques judiciaires

Condamnation juridique de la torture

Le Soudan est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, qui interdisent le recours à la torture. Le pays a également ratifié la Convention contre la torture dont il est devenu le 172ème  État partie le 10 août 2021 [1].

L’article 22 de la Constitution intérimaire de 2005 interdit de soumettre quiconque à la torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Toutefois, le crime de torture n’est ni défini ni incriminé dans le Code pénal. Le Code de procédure pénale de 1991 stipule simplement que tout détenu devra être traité de manière à ce que sa dignité soit préservée. Par ailleurs, la législation, à travers l’application de la charia, autorise depuis les années quatre-vingt les châtiments corporels tels que les flagellations, amputations et lapidations. Selon l’article 168-b du Code pénal, la condamnation à une amputation croisée est applicable en cas d’attaque à main armée ayant causé des dommages humains graves ou lorsque le vol est supérieur à 1 500 pounds soudanais (environ 260 euros). La loi de 1993 sur l’administration de la preuve permet d’utiliser les aveux obtenus sous la torture comme éléments de preuve devant les tribunaux.

L’État a créé plusieurs mécanismes chargés de promouvoir les droits de l’homme. Le Conseil consultatif des droits de l’homme, institué en 1992, conseille les autorités en matière de droits de l’homme, entreprend des enquêtes sur des allégations d’exactions et forme les agents publics aux normes et principes relatifs aux droits de l’homme. Il peut être saisi par les ONG et les particuliers via une commission des plaintes. La Commission nationale des droits de l’homme indépendante, mise en place en avril 2009, peut recevoir des plaintes concernant des violations alléguées des droits de l’homme. Dans les faits, ces deux instances de l’État sont incompétentes pour assurer une véritable protection aux victimes de torture et les aider à obtenir justice pour les dommages subis. Ainsi, après quatre ans d’existence, la Commission nationale des droits de l’homme indépendante n’a toujours pas été accréditée par le Comité international de coordination des institutions nationales de défense des droits de l’homme.

Poursuite des auteurs de torture

La culture de l'impunité est généralisée dans tout le pays. Sans incrimination légale de la torture, aucun agent des forces de défense et de sécurité ne peut être poursuivi pour actes de torture. Ces dernières bénéficient en plus d’une immunité de poursuite pénale pour toutes les violations des droits de l’homme perpétrées dans l'exercice de leurs fonctions (Armed Forces Act de 2007, Police Act de 2008 et National Security Act de 2010). Le nombre réduit de tribunaux et d’institutions chargées de maintenir l’ordre sur l’ensemble du territoire, qui rend l’accès à la justice pour la population difficile en dehors des grands centres urbains, contribue à l’impunité. Par ailleurs, lorsque la justice est saisie, cette dernière manque cruellement d’indépendance et d’efficacité. Les divers mécanismes judiciaires mis en place par les autorités, notamment les tribunaux pénaux spéciaux pour le Darfour, se sont révélés inadaptés et inopérants pour poursuivre et condamner les auteurs et responsables d’exactions. Seuls 25 militaires et 8 policiers ont été arrêtés dans le cadre des 10 enquêtes ouvertes par le Bureau du Procureur spécial chargé d’enquêter sur les crimes commis au Darfour depuis 2003. Par ailleurs, les victimes ne disposent d’aucune mesure de réparation et d’indemnisation. Cette incapacité des autorités à sanctionner les responsables de tortures se matérialise par les obstacles posés au travail de la Cour pénale internationale (CPI) sur les crimes perpétrés au Darfour. Aucune des personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI depuis 2009 n’a été remise à la justice internationale ni poursuivie au Soudan pour les crimes dont elle est accusée.
 


[1] Fiche mise à jour le 19 août 2021.

 

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