Un monde tortionnaire

Côte d'Ivoire


Fiche publiée en 2014

La fin de la crise postélectorale s’est accompagnée d’une diminution substantielle des violations des droits de l’homme. Mais le phénomène tortionnaire persiste et ce dans diverses parties du territoire national.

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Contexte

Depuis plus d’une décennie, la Côte d’Ivoire est marquée par une succession de crises politico-militaires qui ont profondément fragmenté la société et divisé les communautés vivant dans le pays. En 2002, plusieurs groupes d’opposition armés, venant du nord et de l’ouest, ont tenté de renverser le président Laurent Gbagbo. À l’issue d’un accord de cessez-le-feu, le conflit a officiellement pris fin en juillet 2003. Le pays a été divisé en deux, les Forces nouvelles de Côte d’Ivoire (FN) – coalition des divers mouvements rebelles – contrôlant le nord et les autorités le sud. Fin 2010, le chef de l’État a refusé de reconnaître sa défaite électorale et de céder le pouvoir à Alassane Ouattara, entraînant le pays dans une crise postélectorale sanglante au cours de laquelle plus de 3 000 personnes sont mortes. En mai 2011, après six mois de violences politiques, Laurent Gbagbo a été capturé dans la capitale Abidjan et la crise s’est apparemment terminée avec la prise de fonction d’Alassane Ouattara et l’avènement d’un nouveau gouvernement. Mais le climat politique reste toujours sous tension et la situation sécuritaire demeure instable, particulièrement dans l’ouest du pays. Malgré des progrès substantiels en matière économique, mais sans impact réel sur le plan social, les dissensions communautaires demeurent vives et l’armée régulière – les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) – continue de commettre couramment des exactions contre la population civile.

Pratiques de la torture

La fin de la crise postélectorale s’est accompagnée d’une diminution substantielle des violations des droits de l’homme. Mais le phénomène tortionnaire persiste et ce dans diverses parties du territoire national.

Victimes

Tout au long du conflit entre 2002 et 2003, les forces de défense et de sécurité gouvernementales et les Forces nouvelles ont fréquemment attaqué les civils considérés comme des proches de l’autre camp ou des membres de groupes ethniques différents et leur ont infligé des actes de torture, dont de nombreuses agressions sexuelles.

Ces violences ciblées ont perduré au cours de la partition du pays entre 2002 et 2010. Dans les deux parties du territoire, les femmes et les jeunes filles ont particulièrement été exposées aux abus sexuels de la part des hommes armés.

Au cours de cette période, à chaque épisode de tension politique, une augmentation des cas de torture a été constatée. Durant la crise postélectorale d’octobre 2010 à mai 2011, 296 cas de tortures ayant entraîné la mort, 196 cas de viols et 1 354 cas de tortures et mauvais traitements ont été recensés par la Commission nationale d’enquête (CNE). De nouveau, les victimes ont été visées en fonction de leur appartenance ethnique et de leur préférence politique présumée.

Bien que l’ampleur des violations des droits de l’homme ait baissé depuis mai 2011, le recours aux détentions dans des sites non officiels a favorisé l’emploi de la torture. À la suite d’une vague d’attaques armées menées entre août et septembre 2012 contre des installations militaires, plus de 100 jeunes hommes, civils comme militaires, issus d’ethnies perçues comme majoritairement pro-Gbagbo ont été arrêtés, détenus dans des lieux illégaux et violentés. Au moins deux d’entre eux sont morts sous la torture.

Les personnes soupçonnées de vouloir comploter contre le régime en place sont particulièrement exposées à la torture. Le 20 août 2012, le policier Serge Hervé Kribié a été interpellé par la police de San Pedro. Il est mort le jour suivant des suites des sévices subis au cours de son interrogatoire par les Forces républicaines.

Les personnes soupçonnées de délits de droit commun sont par ailleurs régulièrement soumises à la violence en vue d’obtenir des aveux lors des enquêtes préliminaires. Celles qui ne veulent ou ne peuvent pas payer les forces de défense et de sécurité au niveau des barrages routiers font également parfois l’objet de brutalités. Plusieurs journalistes et membres de la société civile continuent en outre de subir des intimidations et du harcèlement et, dans certains cas, des violences physiques.

Tortionnaires et lieux de torture

Pendant le règne de Laurent Gbagbo, la police et la gendarmerie ont été politisées et ethnicisées à des fins de maintien au pouvoir du chef de l’État : des centaines de jeunes provenant de groupes ethniques lui étant favorables ou venant de sa région d’origine ont été recrutés au sein de ces forces de sécurité et ont commis des violences à l’encontre des étrangers de la sous-région, des Ivoiriens du nord, des opposants et des membres de la société civile, particulièrement entre 2002 et 2010. Des milices, telles que les Jeunes patriotes et la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), ont apporté un soutien répressif pour faire taire les adversaires de Laurent Gbagbo dans le sud du pays.

Durant cette période, dans le territoire du nord placé sous le contrôle des rebelles, les Forces nouvelles ont perpétré de graves violations des droits de l’homme, dont des actes de torture, à l’encontre des partisans présumés du gouvernement Gbagbo et des membres de franges dissidentes au sein des Forces nouvelles. Au cours de la première période de la crise postélectorale, fin 2010, la police, la gendarmerie et les milices associées ont pourchassé les opposants, dans le sud du pays et plus particulièrement à Abidjan, et se sont livrés à de nombreux abus. Dans le même temps, les Forces nouvelles et leurs supplétifs, les Dozos (chasseurs traditionnels), se sont aussi rendus coupables d’exactions lors de leur offensive militaire sur Abidjan.

Au terme de la bataille d’Abidjan, lorsque le rapport de force a changé, les bourreaux se sont transformés en victimes et inversement. Entre avril et mai 2011, de fréquents actes de torture ont par exemple été pratiqués par des éléments des Forces républicaines, sous le commandement d’Ousmane Coulibaly dit « Ben Laden ».

Aujourd’hui, la police et la gendarmerie, considérées comme pro-Gbagbo, sont largement marginalisées, mal équipées et n’apparaissent plus comme des forces tortionnaires. Les principaux auteurs de violences sont à compter parmi l’armée, la police militaire, la Direction de la surveillance du territoire (DST), les « volontaires armés » et les Dozos.

Les Forces républicaines ont été créées par un décret du président Alassane Ouattara en mars 2011. Elles sont principalement composées de combattants des anciennes Forces nouvelles, bien souvent non formés au respect des droits de l’homme. Bien que les militaires n’aient, selon la loi, aucune légitimité pour arrêter, interroger ou détenir des civils, ils se sont approprié ces prérogatives de maintien de l’ordre normalement dévolues à la police et à la gendarmerie avec le consentement du pouvoir en place. En réponse à la vague d’attaques d’août et de septembre 2012, les autorités civiles ont rétabli le réseau des commandants de zones dits « com-zones » à Abidjan et donné aux Forces républicaines une plus grande latitude pour interpeller et emprisonner des suspects en dehors des procédures judiciaires légales. L’armée a alors mené des opérations de ratissage et des raids dans des zones considérées comme pro-Gbagbo (plusieurs quartiers d’Abidjan et villages dans l’ouest du pays). De nombreuses personnes ont été arrêtées et soumises à des agressions physiques dans des camps militaires (base de la police militaire dans le quartier d’Adjamé à Abidjan, ancienne base de la brigade anti-émeute, BAE, dans le quartier de Yopougon à Abidjan, camp militaire à Dabou). Jusqu’à ce jour, faute d’une réforme du secteur de la sécurité, les Forces républicaines continuent d’agir sur le terrain sans réel contrôle du gouvernement. Elles déploient des postes de contrôle et des barrages sur certains axes routiers et s’immiscent dans les conflits fonciers dans l’ouest, notamment avec des « volontaires armés », membres des ex-Forces nouvelles non intégrés dans l’armée mais assumant illégalement de nombreuses fonctions de la police et commettant des violences envers les populations civiles.

La police militaire a été réactivée par le chef de l’État en décembre 2011 afin de rétablir l’ordre républicain et de traquer les faux membres des Forces républicaines qui semaient l’insécurité dans Abidjan. Elle a été placée sous la direction de Zacharia Koné, un commandant des anciennes Forces nouvelles. Toutefois, ses missions n’ont pas été clairement définies et délimitées et la police militaire a très vite outrepassé ses pouvoirs en s’octroyant le droit de détenir et d’interroger des civils comme des militaires au nom de la sécurité de l’État. Un certain nombre de personnes qui sont passées entre ses mains ont fait l’objet de violences physiques et de tortures.

La DST procède également à des arrestations dans le cadre de ses activités de défense de la sécurité intérieure. Plusieurs membres des milieux pro-Gbagbo ont indiqué avoir été torturés au sein de cette direction.

Les chasseurs traditionnels participent à la sécurisation du territoire en secondant l’armée, particulièrement dans l’ouest du pays. Cette confrérie d’environ 18 000 membres a combattu auprès des Forces nouvelles en 2002-2003 puis en 2010. Dans le cadre du conflit et de leurs activités postérieures de maintien de l’ordre, les Dozos ont commis des exactions à l’encontre de civils et continuent à emprisonner des personnes et à les torturer. Soutenus par les autorités, ils reçoivent une assistance sous forme d’équipements et d’armes.

Méthodes et objectifs

La torture est principalement infligée pour extorquer des aveux et obtenir des informations, qui sont ensuite utilisés en justice. Beaucoup de détenus ne sont pas autorisés à lire les procès-verbaux d’interrogatoires qu’ils ont signés sous la contrainte. La torture vise également à obtenir des pots-de-vin de la part des familles des personnes détenues en échange de l’arrêt des violences et de libérations. Dans le cadre des violences politiques, la torture est employée pour punir et humilier les partisans supposés de l’autre bord politique ou ethnique.

Les tortures qui ont été constatées en Côte d’Ivoire sont avant tout de l’ordre des bastonnades et des coups portés avec des ceintures, câbles électriques, gourdins, fusils, rangers et couteaux. « Chaque jour, ils me tiraient hors de la cellule et m’emmenaient dans une autre pièce pour m’interroger. [….] Ils me frappaient encore et encore, très fort. [….] Ils enroulaient leur ceinture autour de leur main et me frappaient à la tête, au visage, sur les côtes. La [boucle] métallique de la ceinture était sur la partie avec laquelle ils frappaient », témoigne ainsi une victime torturée en août 2012 dans la base de la police d’Adjamé.

Les tortionnaires recourent également aux positions de contorsion douloureuses et aux sévices sexuels, parfois imposés entre détenus. Les privations de nourriture et d’eau sont courantes. Enfin, dans plusieurs affaires, l’usage de l’électricité, les simulacres de noyade et les brûlures au plastique fondu ont été constatés, mais ce de manière plus rare.

Législation et pratiques judiciaires

Condamnation juridique de la torture

La Côte d’Ivoire est partie à plusieurs traités et conventions qui interdisent la torture, notamment la Convention contre la torture, ratifiée en décembre 1995. Sa Constitution dispose que « sont interdits et punis par la loi […] les traitements inhumains et cruels, dégradants et humiliants, la torture physique ou morale, les violences physiques et les mutilations et toutes les formes d'avilissement de l'être humain ». Cependant, au niveau du Code pénal, la torture n’est pas définie de manière explicite. Elle n’est pas non plus érigée en infraction pénale autonome et constitue uniquement une circonstance aggravante en cas de meurtre (article 344) et de séquestration (article 374.2) et peut alors faire l’objet d’une peine de réclusion à vie. Faute d’incrimination, la torture est apparentée à des coups et blessures, violences et voies de fait (article 345) et peut donner lieu à une peine maximum de vingt ans d’emprisonnement. Aucune des dispositions du Code pénal n’interdit l’utilisation des aveux obtenus sous torture comme élément de preuve. Selon l’article 419 du Code de procédure pénale, « l’aveu, comme tout élément de preuve, est laissé à la libre appréciation des juges ».

Poursuite des auteurs de torture

Les victimes de torture peuvent déposer plainte auprès de la justice. Mais dans les faits, l’État a des moyens institutionnels et logistiques limités pour entreprendre des enquêtes sur ce type d’affaires, d’autant plus que les magistrats et les avocats correctement formés à la lutte contre la torture sont rares. L’appareil judiciaire manque par ailleurs d’indépendance, à l’instar de la police militaire et des tribunaux militaires qui sont normalement chargés d’enquêter sur les allégations de violences commises par les forces de sécurité. Ces problèmes d’accès à la justice s’accompagnent d’une longue tradition d’impunité. Personne n’a jamais été inquiété pour les crimes commis lors du conflit armé de 2002-2003 en raison de l’amnistie accordée à tous les combattants et, pendant près de dix ans, les Forces nouvelles et les forces progouvernementales ont pu continuer à commettre des exactions impunément dans les territoires sous leur contrôle.

Entre 2011 et 2012, le président Alassane Ouattara a souhaité marquer une rupture avec le passé en créant plusieurs organes devant concourir à la justice et la réconciliation (Commission nationale d’enquête [CNE], Cellule spéciale d’enquête [CSE], Commission dialogue vérité et réconciliation [CDVR ], Commission nationale des droits de l’homme [CNDH ]). Des cliniques juridiques ont également été mises en place dans six régions du pays afin d’apporter une aide à la population.

Dans son rapport publié en août 2012, la Commission nationale d’enquête a indiqué que des crimes relevant du droit international avaient été commis par les forces pro-Gbagbo et par les forces pro-Ouattara, durant la période allant du 31 octobre 2010 au 15 mai 2011, notamment des actes de torture ayant entraîné la mort de 216 personnes.

Les procureurs civils et militaires de la Cellule spéciale d’enquête ont collectivement inculpé de crimes postélectoraux plus de 150 personnes. Le Tribunal militaire d’Abidjan a commencé à condamner des militaires de l’ancien chef de l’État Laurent Gbagbo pour des violations graves des droits de l’homme. Toutefois, la justice demeure à sens unique car, à part le chef de guerre burkinabè Amadé Ouérémi arrêté le 18 mai 2013, aucun officier supérieur des Forces républicaines, n’a, jusqu’à ce jour, été inculpé ou arrêté pour crimes de sang. Plusieurs d’entre eux, auteurs présumés de violations des droits de l’homme selon des rapports circonstanciés des Nations unies et d’associations de défense des droits de l’homme, conservent leur poste au sein des forces de défense et de sécurité. Certains ont même été placés à des positions importantes, tel Ousmane Coulibaly, nommé préfet de San Pédro par Alassane Ouattara dans le cadre de son « pouvoir discrétionnaire légal ». En juin 2013, l’effectif de la Cellule spéciale d’enquête a été réduit aux deux tiers de ses membres, ce qui a fortement diminué ses activités. De son côté, la Commission dialogue vérité et réconciliation éprouve des difficultés à travailler sur le fond. Peu soutenue par le gouvernement, elle dispose d’un mandat peu précis, notamment en termes de cadre temporel, et d’une méthodologie de travail confuse. En outre, sa composition ne fait pas l’unanimité au sein de la société civile.

En ce qui concerne la période postélectorale, les autorités ivoiriennes ont admis que des violences avaient été perpétrées par les forces de sécurité en réponse aux attaques d’août 2011, mais elles n’ont rien entrepris pour que les responsables soient jugés et sanctionnés. Une procédure judicaire a toutefois été ouverte sur l’attaque de Nahibly et un juge d’instruction, attaché au tribunal de première instance de Man, a été désigné pour instruire l’affaire. Le 20 juillet 2012, à l’aube, environ 300 jeunes venus des quartiers Malinkés de la ville de Duékoué et soutenus par des éléments de l’armée et des Dozos avaient attaqué avec des armes blanches et des bâtons le camp de personnes déplacées de Nahibly, situé dans l’ouest du pays. Ils avaient passé à tabac les jeunes hommes, appartenant essentiellement à la communauté guéré et considérés comme des ex-miliciens pro-Gbagbo. Sept personnes avaient été retrouvées mortes dans le camp, dont quatre des suites des coups reçus. Au moins onze personnes avaient été exécutées et jetées dans des puits. Au moins une jeune femme avait été enlevée par des militaires, brutalisée et violée et laissée pour morte, nue, au bord d’une route. Jusqu’à ce jour, l’enquête reste au stade préliminaire. Le responsable hiérarchique des Forces républicaines à Nahibly, le lieutenant Daouda Koné dit « Konda » a entre-temps été muté ailleurs dans le pays.

Fortes de cette justice des vainqueurs, les forces militaires liées au parti au pouvoir restent encore largement au dessus des lois et en profitent pour continuer à commettre des exactions en toute impunité.

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