Chili
Fiche publiée en 2011
Télécharger la fiche en français
Contexte
À la tête de la République chilienne depuis le 11 mars 2010, l’entrepreneur Sebastián Piñera est le premier président de droite en exercice élu démocratiquement depuis 1958 et le départ du général Augusto Pinochet en 1990, après dix-sept ans de dictature. Les organisations de la société civile ont dénoncé ses déclarations sur des liens supposés entre leaders de la communauté indigène mapuche et guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), ses nominations d’anciens pinochettistes ou de personnes suspectées de violation des droits de l’homme à des postes d’importance, et ses hésitations sur le fait d’inclure des auteurs de crime contre l’humanité parmi les bénéficiaires d’un projet de remise de peine destiné à désengorger les prisons. La critique a pris de l’ampleur depuis mai 2011, avec une crise sociale et des mobilisations en faveur d’une meilleure répartition des richesses sans précédent depuis deux décennies. Le mouvement, lancé par des étudiants et progressivement rejoint par d’autres catégories de la population (ouvriers, militants homosexuels, écologistes), s’est heurté à une répression particulièrement violente de la part des forces de l’ordre. À la fin du mois d’août 2011, un adolescent a été tué par balle en marge d’une manifestation à Santiago du Chili. La lutte contre le trafic de drogue et le « terrorisme », terme susceptible d’être employé pour désigner toute forme d’opposition et de contestation, sert à justifier les méthodes d’intervention brutales des militaires et des policiers, l’augmentation de la durée des peines, le traitement des mineurs comme s’il s’agissait d’adultes, l’abaissement de l’âge d’imputabilité pénale, ainsi que la détention sous le seul chef d’accusation de désordre public.
Pratiques de la torture
Selon le Comité éthique contre la torture chilien (CECT), le phénomène tortionnaire perdure contre les militants lors de la répression des mouvements de contestation sociale, contre certains peuples indigènes comme les Mapuches et les Rapa Nuis, contre les prisonniers et contre les recrues des forces de l’ordre à l’occasion de leur formation.
Victimes
Les mauvais traitements et tortures les plus fréquemment rapportés concernent les membres des communautés mapuches des régions de l’Araucanía et du Biobío (au centre du pays). Réprimés quand ils cherchent à défendre leur territoire et leur patrimoine culturel, ils sont aussi violentés lors d’incursions des forces de l’ordre dans leurs villages. Le 18 septembre 2010, Cristián García Quintul, président d’une organisation mapuche, a ainsi été agressé par des carabineros (policiers en uniforme) lors d’une manifestation. Il a de nouveau été passé à tabac, insulté et menacé dans leur camion, avant de finir au cachot sans avoir été informé de ses droits et des raisons de sa détention. Entre 2001 et 2010, 57 leaders mapuches se sont retrouvés sous le coup de la loi antiterroriste 18.314 et accusés en conséquence. Cette dernière, adoptée en 1984 sous le régime d’Augusto Pinochet, permet de juger les prévenus devant un tribunal militaire, de recourir à des témoins « protégés » anonymes et prévoit des périodes de détention provisoire très longues au cours desquelles les abus sont courants. En octobre 2010, à l’issue d’une grève de la faim de trois mois observée par 34 prisonniers politiques mapuches, les autorités se sont engagées à abandonner l’application de cette loi à leur encontre. Elle reste néanmoins en vigueur, notamment dans les affaires d’occupation de terres et d’incendie de grandes propriétés privées, méthodes parfois employées par les peuples autochtones pour se faire entendre.
La violence institutionnelle n’épargne pas les mineurs. Quatre adolescents ont témoigné de multiples harcèlements dont ils ont été victimes, comme des filatures, des interrogatoires illégaux, des tentatives de soudoiement pour extorsion d’informations et des prises de sang en l’absence de leurs tuteurs légaux ou avocats5. Au cours des dix dernières années, une cinquantaine d’enfants mapuches, âgés de 9 mois à 17 ans ont fait l’objet de différentes agressions : asphyxies par des bombes lacrymogènes, persécutions jusque dans leur école, intimidations par arme à feu, coups de poing et pied, blessures par balles de petit calibre, tortures et menaces de mort par noyade6. Les mineurs Rodrigo Huenchupán, José Ñirripil Pérez, Cristián Cayupán Morales, Luis Humberto Marileo Cariqueo et Juan Patricio Queipul Millanao, arrêtés en vertu de la loi antiterroriste entre octobre 2008 et avril 2011, ont déclaré avoir subi des tortures. Depuis le 8 juin 2011, les jeunes de moins de 18 ans ne peuvent plus être visés par la loi antiterroriste.
En plus de la surpopulation (56 000 prisonniers pour une capacité d’accueil officielle de 34 000 personnes en septembre 2010), les détenus sont exposés à des « sévices et sanctions injustifiés à titre disciplinaire » dans les établissements pénitentiaires. En juin 2010, une vidéo réalisée à partir d’un téléphone portable a montré treize prisonniers de la prison de Villarrica, nus, contraints par les gardiens d'effectuer des exercices physiques, puis aspergés d’eau pour en faire disparaître les marques.
Enfin, les organisations chiliennes de défense des droits de l’homme font état de débordements lors de la formation dispensée aux forces de sécurité. Certaines recrues subissent des mauvais traitements, voire des tortures, en guise de punition ou d’initiation. Le 7 décembre 2010, un cadet de la Force aérienne du Chili (FACH) a gardé de graves séquelles de son « baptême » le rendant inapte au poste de pilote. Le 2 février 2011, deux aspirants carabineros sont morts des suites de leur « entraînement ».
Tortionnaires et lieux de torture
Les auteurs de sévices les plus communément dénoncés sont les carabineros de formation militaire et dotés d’attributions très vastes. Ils seraient rompus, selon le CECT, « au fanatisme et à l’obéissance et habitués, depuis la dictature, à considérer la répression comme un droit inhérent à leur charge ». Plusieurs de leurs interventions se sont soldées par des décès au cours des dernières années.
Les agents en civil de la police d’investigation (Policía de Investigaciones-PDI) et les gendarmes en charge de la surveillance des établissements pénitentiaires se rendent aussi souvent coupables d’exactions.
Les membres de certains corps d’armée sont également cités comme tortionnaires. Par exemple, à Hualpén, dans le Biobío, Daniel Riquelme Ruiz, 45 ans, a été torturé à mort par cinq officiers de marine le 10 mars 2010. Il avait été surpris près de son domicile en train de fumer et discuter avec son voisin malgré le couvre-feu nocturne décrété par les autorités après le tremblement de terre survenu le 27 février.
Les mauvais traitements et les tortures interviennent essentiellement dans les commissariats et centres de détention. Ils commencent souvent dès le transport dans les véhicules des forces de sécurité. Le 26 juin 2010, Francisco Coronado Cárdenas, 19 ans, est mort dans le fourgon des carabineros qui l’avaient arrêté plus tôt pour « troubles et ébriété » lors d’une fête à Cabrero, dans le Biobío.
Méthodes et objectifs
Les insultes, les menaces d’exécution, les coups, les brûlures, les chocs électriques, les simulations de noyade et la suspension dans le vide sont les techniques les plus fréquemment rapportées. Le 5 octobre 2009, dans une commune de l’Araucanía, des membres du groupe d’opérations policières spéciales − une unité des carabineros − ont embarqué un adolescent de 14 ans, F.P.M., dans un hélicoptère, portes ouvertes, et ont menacé de le jeter par-dessus bord en maintenant le haut de son corps dans le vide pour lui extorquer des noms au sujet d’une occupation de terre.
Dans la majorité des cas, la torture vise l’auto-dénonciation ou la dénonciation d’un tiers. Cette pratique des fausses confessions serait cautionnée par des avocats de la défense publique ou des procureurs qui, selon certains témoignages, assisteraient parfois directement aux séances de torture pour enregistrer les déclarations. En mars 2011, quatre militants autonomistes mapuches d’El Cañete (Biobío) ont ainsi été condamnés pour atteintes à la propriété privée et attaque contre un procureur de la république, en partie grâce aux aveux arrachés sous la torture à Jonathan Huillical, l’un des prévenus et versés au dossier en dépit de sa rétractation. En général, les suspects se voient offrir un traitement de faveur en échange d’une collaboration judiciaire, notamment sous la forme d’un témoignage ou d’une dénonciation anonyme. Angel Reyes Cayupan, Mapuche âgé de 20 ans, a été maltraité et torturé en janvier 2009 par la PDI afin qu’il avoue sa participation à l’incendie d’un hangar. Il lui a été a proposé une remise de peine, un changement d’identité, une maison et un travail dans une autre région moyennant une accusation contre son cousin, ainsi que d’autres membres de sa communauté.
Par ailleurs, les organisations de la société civile dénoncent les conditions de détention dans les prisons de haute sécurité, assimilées à de la torture physique et psychologique. Les militants anarchistes incarcérés dans un établissement de ce type en août 2010, dans le cadre du Caso Bombas (affaire des bombes) − une série de 23 attaques à l’explosif perpétrées à Santiago du Chili au cours des mois précédents, − ont été longtemps maintenus à l’isolement vingt-deux heures par jour dans le froid et l’humidité, sans possibilité de voir leur famille.
Dans d’autres cas, la torture est un moyen pour les agents des corps de sécurité de décharger leur violence sur des personnes vulnérables et jugées indésirables. Le 15 décembre 2010, des vidéos filmées par un carabinero sur son portable et diffusées à la télévision ont mis en évidence les sévices que cinq de ses collègues et lui ont infligés à plusieurs reprises depuis 2009 au sans-abri Juan Alejandro Berríos Urra.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
Le Chili est partie au Pacte international des droits civils et politiques et à ses deux protocoles facultatifs, ainsi qu’à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. L’État a aussi ratifié la Convention interaméricaine contre la torture, la Convention des Nations unies contre la torture ainsi que son Protocole facultatif en 2009.
Le droit chilien réprime les actes constitutifs de torture et de mauvais traitements, mais ne comporte pas de définition spécifique du crime de torture tel qu’énoncé par la Convention de l’ONU. Ainsi, l’article 150A du Code pénal sur les infractions commises par les fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction évoque seulement « des souffrances ou des contraintes physiques ou psychiques », ne contient aucune disposition sur la tentative de pratiquer la torture et désigne comme seules victimes potentielles « les personnes privées de liberté ». Selon les articles 21 et 94, les délits de torture sont prescriptibles après cinq ans en cas d’intimidation et de punition et après dix ans en cas d’extorsion d’aveux et d’informations et de violences ayant engendré la mort. De surcroît, l’article 103 prévoit le principe de la prescription à moitié, c’est-à-dire une réduction des peines dès lors que la moitié du temps de prescription est écoulée. Toujours en vigueur, la Constitution élaborée sous le régime militaire en 1980 ne fait aucune mention de la torture, alors qu’elle garantit « le droit à la vie et à l’intégrité physique et psychologique » et interdit explicitement « toute contrainte illégitime » en son article 19.1.
Poursuite des auteurs de torture
Depuis 2008, le service de médecine légale du ministère de l’Intérieur forme son personnel à l’application des directives consignées dans le manuel appelé « Protocole d’Istanbul » destiné à la conduite d’enquêtes efficaces sur les allégations de torture, ce qui devrait permettre de traduire leurs auteurs en justice et de garantir la réparation pour les victimes. En outre, l’Institut national des droits de l’homme (INDH), créé en décembre 2009 par le gouvernement de Michelle Bachelet à la suite de la ratification du Protocole facultatif à la Convention de l’ONU, produit chaque année un rapport assorti de recommandations, oeuvre à la mise en conformité de la législation nationale avec les traités internationaux souscrits, forme les forces de l’ordre aux droits de l’homme et engage des poursuites judiciaires, notamment dans les affaires de lèse-humanité, de torture et de disparition forcée. En revanche, il n’est pas encore parvenu à mettre en place un mécanisme efficace de prévention nationale contre la torture incluant un processus d’enquête et la participation de la société civile.
De nombreux dysfonctionnements demeurent. Le système d’organisation du ministère public conforte l’usage de la torture. Les procureurs favorables à cette pratique pour faire avancer les procès peuvent harceler les avocats qui y sont hostiles. Quant aux procédures au civil, archaïques et inefficaces, elles se caractérisent par une durée moyenne des poursuites de cinq ans et plus.
Le 30 décembre 2010, les autorités ont finalement adopté une réforme du système de justice militaire qui restreint la juridiction des cours militaires, interdit explicitement la poursuite de civils et de mineurs et inclut des mesures et des procédures de transition pour le transfert de plus de 4 600 affaires au système ordinaire de justice criminelle. Nonobstant, à l’encontre de toutes les recommandations des organisations internationales et des principes d’indépendance et d’impartialité, les tribunaux militaires disposent encore d’un privilège de juridiction pour les crimes et atteintes aux droits de l’homme commis par les membres des forces armées et de la police en uniforme (article 330 du Code de justice militaire). Alors que 2 634 plaintes pour « violences non nécessaires » et 116 plaintes pour « détention illégale » ont été déposées de 2006 à février 2010, seulement 29 carabineros ont été condamnés. Ils ont tous bénéficié de la prescription à moitié. Selon le CECT, des carabineros réussissent régulièrement à échapper aux sanctions en retournant les accusations de torture contre les plaignants et en se présentant comme des victimes d’agression. Le 26 juillet 2011, Recadero Galvez, dirigeant de la Fédération des étudiants de Concepción, a été arrêté, frappé violemment jusqu’à perdre connaissance, détenu en prison plusieurs jours puis accusé de tentative d’homicide par cocktail molotov contre des carabineros en exercice. Des vidéos, en circulation quelques jours plus tard, ont montré qu’il s’agissait d’une fausse accusation et d’un montage judiciaire.
La situation d’impunité autour des crimes passés réduit la possibilité d’avancer vers un État véritablement démocratique garantissant l’accès à la justice. Le décret-loi n° 2191 adopté par la junte le 10 mars 1978, qui prévoit l’amnistie pour toutes les violations des droits de l’homme perpétrées entre le 11 septembre 1973 et cette date, n’a toujours pas été abrogé et laisse donc aux tribunaux toute latitude pour engager ou non des poursuites. Ainsi, les plaintes ont systématiquement été classées sans suite pendant les dix-sept années de dictature. En 2001, la Cour suprême a pris l’initiative de contourner ce décret en partie, ainsi que la règle de prescription dans les cas de disparition forcée. Les enquêtes menées sur les atteintes aux droits de l’homme entre 1973 et 1990 par des juges spéciaux nommés par cette institution ont donné lieu aux premiers procès en 2004. Mais, comme pour les affaires plus récentes, les coupables bénéficiant de la prescription à moitié, appliquée de façon discrétionnaire par la Cour suprême, deux tiers des condamnés n’avaient reçu aucune peine de réclusion en août 2010.
Une loi de réparation, promulguée en 2004, a établi une commission sur l’emprisonnement politique et la torture, la Commission Valech, chargée de comptabiliser les victimes de torture et de détention pour raisons politiques entre 1973 et 1990 afin de les indemniser (avec une pension mensuelle d’environ 180 euros et des facilités d’accès à la santé et à l’éducation). En août 2011, elle a recensé 38 254 cas de torture et d’emprisonnement politique et 3 225 cas de disparition forcée ou d’exécution extrajudiciaire. Pour nombre d’historiens et d’ONG, il y aurait eu en réalité entre 200 000 et 300 000 personnes arrêtées et torturées. En outre, ce dispositif permet d’obtenir une réparation, mais pas de faire condamner les coupables au cours d’un procès. L’article 15 de la loi interdit en effet aux tribunaux d’accéder aux témoignages de torture recueillis par ladite commission pour une durée de 50 ans.