Cambodge
Fiche publiée en 2014
Contexte
Le pays reste profondément marqué par l’héritage du régime des Khmers rouges, responsable de la disparition de quelque 2 millions de Cambodgiens, soit un quart de la population, entre 1975 et 1979. L’impunité des anciens dirigeants communistes, auxquels le gouvernement dirigé par Hun Sen – ancien khmer rouge lui-même –, apporte aujourd’hui sa protection, est dans la droite ligne d’un système où tous ceux qui servent le pouvoir en place n’ont jamais à rendre compte des violations des droits de l’homme commises depuis trente ans.
La Constitution de 1993 devait mettre en place une démocratie libérale et un État de droit. Dans les faits cependant, le premier ministre Hun Sen, en poste depuis vingt-huit ans, dirige le Parti du peuple cambodgien (PPC) qui contrôle tous les organes de l’État. La police et la justice sont des instruments au service des élites politiques, militaires et économiques, qui sont au-dessus des lois et s’accaparent les ressources du pays. Les simples citoyens se voient dans l’impossibilité de faire reconnaître et respecter leurs droits fondamentaux.
Les sujets de préoccupation concernant les droits de l’homme sont dès lors nombreux, en premier lieu les confiscations forcées de terres de petits paysans au profit de grandes entreprises qui gravitent autour des sphères du pouvoir. Près du quart des terres ont été concédés à des sociétés privées et au moins 400 000 Cambodgiens ont été touchés par ces expulsions. De plus, sous le régime violent et autoritaire de Hun Sen, de nombreux cas d’assassinats politiques, d’exécutions extrajudiciaires, d’arrestations arbitraires et de travail forcé continuent aussi d’être rapportés. Plus de 300 personnes ont été agressées et tuées pour des motifs politiques depuis 1991 et aucune de ces affaires, dans lesquelles l'implication de membres de l’exécutif a été démontrée à de multiples reprises, n'a donné lieu à une enquête ou à une condamnation.
La situation s’est encore détériorée à l’approche des élections législatives de juillet 2013 avec un accroissement des violences contre les militants des droits de l’homme. Au moins 35 d’entre eux ont été tués, blessés, arrêtés arbitrairement, menacés ou exilés en 2012.
Pratiques de la torture
La torture et les mauvais traitements sont largement employés au Cambodge, aussi bien dans le cadre de la recherche d’aveux pour les crimes de droit commun que dans le cadre de la répression des opposants politiques et des militants des droits de l’homme. Tous ceux qui protestent ou défendent leurs droits sont susceptibles d’être torturés et tous les lieux de détention sont potentiellement des lieux de torture.
Victimes
Les personnes placées en garde à vue sont les plus exposées à la torture. Le fait que les suspects n’aient pas accès à un avocat durant les vingt-quatre premières heures de leur détention, que l’intervention d’un médecin soit laissée à la discrétion des policiers et l’absence de contrôle judiciaire sur le déroulement de la garde à vue créent un environnement propice aux mauvais traitements. Une ONG cambodgienne a rapporté au moins 141 cas de torture et de mauvais traitements en garde à vue par la police depuis 2010. Une autre a documenté 135 cas pour la seule année 2011. La majorité d’entre eux concerne des suspects de crimes de droit commun violentés par les policiers durant l’interrogatoire. Par exemple, en 2011, un garçon de 16 ans accusé de vol a allégué avoir reçu des coups jusqu’à ce qu’il accepte de dire qu’il était âgé de 19 ans. La même année, un homme condamné pour viol a déclaré que des policiers l’avaient frappé avec un bâton électrique.
Les personnes en détention souffrent de la vétusté et de la surpopulation des infrastructures pénitentiaires. Le taux d’occupation des prisons est de 140 % et, par exemple, en 2012, chaque détenu disposait d’un espace de seulement 0,88 m² dans l’établissement de Takhmao, le plus peuplé du pays. Comme les portes des cellules sont souvent dépourvues de serrures en bon état, les détenus peuvent être enchaînés, parfois pour plusieurs mois. Ainsi, en 2010, 15 prisonniers de la prison de Kampong Thom, au taux de surpopulation le plus élevé du pays (220 détenus dans un espace prévu pour 50), ont été attachés les uns aux autres au niveau des jambes par des liens en métal reliés à une barre de fer après une tentative d’évasion. Ils sont restés ainsi 24 heures sur 24 durant plus d’un mois. Par ailleurs, les prisonniers subissent couramment des mauvais traitements, des coups et des humiliations.
L’absence de séparation systématique des femmes et enfants accroît leur vulnérabilité. De nombreuses allégations de violences et d’abus sexuels contre des détenus de sexe féminin et des prévenus mineurs, qui n’ont parfois pas plus de 14 ans, par des agents de police, des gardes pénitentiaires et des prisonniers ont été rapportées. Les femmes sont gardées par du personnel masculin, ce qui renforce le risque de mauvais traitements.
La détention avant procès, auquel le système judiciaire cambodgien a très largement recours, est régulièrement pointée comme un problème majeur au regard des droits de l’homme en raison de sa durée excessive. Certains suspects restent enfermés pendant des périodes supérieures à la durée maximale de la peine qu’ils encourent. Les prévenus ne sont pas enregistrés et ceux qui, nombreux, n’ont pas bénéficié d’une assistance juridique sont parfois tout simplement oubliés dans leur cellule. Combinée à une corruption endémique au sein des forces de police, qui rend les plus pauvres encore plus démunis face aux abus, et à des conditions de détention très difficiles, cette détention provisoire à rallonge favorise la maltraitance et s’apparente à un traitement inhumain ou dégradant.
Les défenseurs des droits de l’homme et des communautés rurales dans le cadre des conflits fonciers sont victimes d’arrestations arbitraires, d’intimidations et de brutalités. En octobre 2010, une manifestation contre les expulsions à Phnom Penh a donné lieu à un violent assaut de la police. Suong Sophorn, un militant pour le droit à la terre, a été pris pour cible par des officiers et battu longuement avec des bâtons électriques même pendant son évacuation, alors qu’il était blessé à la tête et inconscient. Un an plus tard, lors d’un autre mouvement de protestation, il a été attaqué par la police à coup de briques et de bâtons et frappé à la tête de façon répétée. Laissé inconscient, il a été soigné à l’hôpital pour une grave blessure au crâne. Il avait aussi un doigt sectionné en deux.
Les toxicomanes, travailleurs du sexe et sans-abris sont parqués dans des camps où ils subissent des traitements inhumains et dégradants. De nombreux rapports font état de rafles de consommateurs de drogue, de prostituées, de mendiants et d’enfants des rues par la police. Ces personnes sont internées contre leur gré dans des « Centres d’affaires sociales », pour une période qui peut, selon la loi sur les stupéfiants révisée en 2011, durer jusqu’à deux ans sans aucun motif légal ni contrôle judiciaire. Certains opposants aux évictions forcées sont aussi incarcérés dans ces centres. Les détenus y sont soumis à des exercices de type militaire et des travaux forcés. Ils peuvent être enfermés par dizaine dans une même pièce, avec certains prisonniers victimes de troubles mentaux, de maladies ou de blessures et ne sont autorisés à sortir à l’air libre qu’une heure par jour. D’anciens détenus font état de mauvais traitements et même de tortures, dont des abus sexuels, pratiqués par le personnel. Un enfant raconte ainsi avoir été battu avec un bâton électrique, un autre avoir été violé à plusieurs reprises.
Tortionnaires et lieux de torture
Les policiers sont les principaux responsables des mauvais traitements et de la torture. Le Comité contre la torture* (CAT) a fait état à plusieurs reprises d’« allégations sérieuses, nombreuses et continues de torture et de mauvais traitements de détenus dans les centres de détention, en particulier dans les postes de police ». En 2012, une ONG a interrogé plus de 1 500 prisonniers, parmi lesquels près de 10 % déclaraient avoir été torturés par la police en garde à vue.
Les prisons sont aussi des lieux de torture. La discipline y est de plus en plus déléguée à des comités composés de détenus, souvent les plus durs, qui reçoivent des privilèges pour faire régner l’ordre et qui peuvent se livrer à des violences et des mauvais traitements envers les autres prisonniers. Cette sous-traitance relève aussi pour l’administration d’une stratégie de dissimulation de son implication dans les brutalités que subissent les prisonniers. Venant en effet faire écran entre les victimes de torture et les agents pénitentiaires, les comités de détenus rendent plus difficile l’identification de la responsabilité de l’État dans les mauvais traitements en prison.
Les 10 Centres d’affaires sociales du pays sont gérés soit par les forces de sécurité soit par les services sociaux. Le Comité contre la torture et des ONG ont souligné les abus commis dans ces centres, le manque de nourriture et de soins, les cas de maltraitance physique, de torture, de passage à tabac, de viol et même de meurtre de détenus par des gardes. Malgré un appel lancé en mars 2013 par 12 agences de l’ONU, ces centres fonctionnent encore.
Méthodes et objectifs
La torture a le plus souvent pour but d’extorquer des aveux aux suspects en garde à vue. Les policiers cambodgiens sont récompensés pour les condamnations qu’ils ont contribué à entraîner et peuvent de même tirer bénéfice d’arrangements informels et extrajudiciaires, ce qui ne peut que les inciter à obtenir des confessions et favorise ainsi des pratiques tortionnaires. Bien que, selon certaines ONG, les actes de torture physique aient diminué, les passages à tabac, les électrocutions et l’écrasement des membres sont toujours pratiqués. Une ONG a rapporté en 2011 qu’un homme accusé de trafic de drogue s’est vu infliger des chocs électriques par la police pour avouer. La torture psychologique est également employée pour recueillir des aveux, par exemple les placements prolongés en isolement*, le confinement permanent ou encore les intimidations et les menaces.
Dans certaines affaires d’assassinats d’activistes et de militants, la torture est utilisée pour faire avouer des innocents et empêcher que les auteurs réels ne soient poursuivis. En 2005, un syndicaliste renommé a été abattu à Phnom Penh, dans un contexte de violences répétées contre les défenseurs des droits des travailleurs. Deux individus ont été accusés du meurtre, torturés par la police et condamnés à vingt ans de prison malgré l’absence de preuve. De nombreuses ONG ont considéré que les autorités se servaient des deux individus comme boucs émissaires pour éviter que les vrais commanditaires ne soient inquiétés. La Cour suprême les a fait libérer fin 2008 et a ordonné un nouveau procès, mais en décembre 2012, malgré l’absence de nouveaux éléments, la Cour d’appel a maintenu son verdict et renvoyé les deux hommes en prison.
La torture et les mauvais traitements sont aussi employés comme une forme de punition, notamment en prison, pour réprimer et prévenir des comportements tels que les bagarres ou les tentatives d’évasion et assurer le maintien de l’ordre.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
Le Cambodge a ratifié toutes les conventions des droits de l’homme de l’ONU, y compris la Convention contre la torture et son Protocole additionnel (OPCAT). Les autorités n’ont cependant pas accepté que les particuliers puissent transmettre des communications au CAT.
L’article 31 de la Constitution donne aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme force de loi. L’article 32 garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. L’article 38 dispose que « les aveux obtenus par la contrainte physique ou mentale sont irrecevables ». L’article 39 permet aux citoyens de demander réparation pour les dommages causés par les organes de l’État.
Cependant, la définition de la torture contenue dans la Convention des Nations unies n’a pas été intégrée dans la loi cambodgienne et celle-ci ne fournit aucune définition précise de la torture. Le Code pénal de 2009 introduit l’interdiction de cette infraction dans son article 210 (« la torture et les actes de cruauté commis contre une autre personne sont punis d’une peine de 7 à 15 ans d’emprisonnement »), mais sans la définir, ce qui en fait une incrimination difficilement applicable par les tribunaux.
Bien qu’ayant ratifié l’OPCAT, le Cambodge n’a pas institué d’Institution nationale des droits de l’homme (INDH), ni de Mécanisme national de prévention* (MNP) pour examiner le traitement des personnes privées de liberté. Le gouvernement, l’Assemblée nationale et le Sénat sont chacun dotés d’un comité des droits de l’homme, qui a compétence pour recevoir des plaintes et mener des enquêtes. Cependant, l’absence d’indépendance de ces organes vis-à-vis des pouvoirs publics entrave leur liberté d’action et leur impartialité.
Poursuite des auteurs de torture
L’impunité au Cambodge concerne au premier chef les dirigeants khmers rouges. Une seule condamnation a été prononcée par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, en 2010, à l’encontre de Douch, directeur du principal centre de torture et d'exécution sous le régime khmer rouge, le centre S-21, condamné à trente-cinq ans de prison. Environ 3 800 survivants des tortures commises sous le régime communiste attendent encore que leur soit rendue justice. Le Premier ministre Hun Sen, face à la volonté des Chambres extraordinaires de convoquer certains de ses proches et des membres de son gouvernement impliqués dans les violations de droits de l’homme passées, freine et fustige aujourd’hui le processus, apporte ainsi sa protection aux dirigeants khmers rouges survivants et contribue à la culture de l’impunité qui règne dans le pays.
En ce qui concerne les cas de torture commis après la chute du régime des Khmers rouges, l’impunité est totale. Le système judiciaire, dont les plus hauts responsables sont nommés au niveau politique et font avant tout allégeance au parti au pouvoir, est profondément politisé. Les agents de l’État responsables de tortures font très rarement l’objet d’enquête, en raison du refus de la police d’enregistrer les plaintes des victimes et de l’intervention de leurs supérieurs pour les protéger. Les plaignants sont souvent harcelés, menacés ou achetés et les preuves cachées ou détruites par la police. Les juges ne prennent que rarement en compte les allégations de torture qui leur sont exposées pour contester des aveux et n’engagent jamais de poursuites criminelles à l’encontre des auteurs de sévices.
La plupart des victimes craignent d’ailleurs les représailles et ne cherchent pas de règlement légal. Ainsi, en 2012, selon une ONG, les dernières poursuites engagées à l’encontre d’un agent du gouvernement remontaient à 2006. Une autre ONG, en 2013, a annoncé que malgré des centaines de cas de torture survenus depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal en 2009 et l’interdiction de la torture mentionnée dans ce dernier, « pas un seul auteur d’actes de torture n’a été déféré à la justice jusqu’à présent ».