La torture pour fabriquer des coupables
Le principal suspect du meurtre de l'opposant russe Boris Nemtsov a-t-il avoué sous la torture ? Il n’y aurait rien d’étonnant à cela. La pratique de la torture demeure en effet largement répandue en Russie, comme méthode routinière d’enquête policière mais aussi comme moyen de rétorsion à l’encontre d’opposants et de certaines populations particulièrement ciblées.
Comment expliquer la pratique très répandue de la torture en Russie ?
En Russie, la politique du chiffre et l’obligation de résultats constituent une matrice générale qui guide le plus souvent le comportement des policiers dans la recherche de coupables, réels ou supposés. Le système d’évaluation du travail policier fondé uniquement sur des indicateurs de résultats (ex : le nombre d’affaires résolues) est un facteur favorisant le recours à la torture. C’est notamment le cas lors des « conversations opérationnelles » ( operativnye besedy ). Celles-ci sont très fréquemment utilisées avant l’interrogatoire légal et la garde à vue, voire s’y substituent, afin de soutirer des informations ou des déclarations. Ces « conversations » s’avèrent être un moment particulièrement propice à la commission de tortures dans le but de recueillir des aveux signés qui seront ensuite portés au dossier d’instruction. Les policiers considèrent ces méthodes comme un gage d’efficacité et de rapidité de la procédure. C’est un système qui « fabrique des coupables ». Parfaitement illégal, le recours à la torture se fait pourtant souvent en présence d’officiers supérieurs ou d’avocats.
Certaines catégories de personnes sont-elles particulièrement exposées ?
Le recours à la torture n’est pas seulement une méthode d’enquête policière. Les manifestants, militants et membres de l’opposition politique peuvent être passés à tabac pour les dissuader de continuer leurs activités. Enfin, les personnes jugées non – slaves (personnes typées nord caucasiennes ou centre – asiatiques) sont particulièrement exposées, en raison un racisme malheureusement prégnant au sein de la police contre des personnes jugées non - slaves.
Certaines organisations s’élèvent-elles malgré tout contre cette pratique ?
Les organisations russes de défense des droits de l’homme subissent de graves entraves et des menaces. La volonté de réformes et de modernisation de la présidence Medvedev (2008- 2012) avait éveillé des espoirs de changement mais l’impossibilité d’aboutir à un changement politique a été rapidement manifeste. Depuis la réélection de Vladimir Poutine en 2012, la répression s'est intensifiée contre plusieurs catégories de militants, d’opposants politiques et d’ONG, notamment celles qui luttent contre la torture et les mauvais traitements. C’est le cas par exemple du Comité contre la Torture (CCT), une ONG de défense des droits de l’homme présente en Tchétchénie : en décembre 2014 des forces paramilitaires ont perquisitionné les appartements de deux de ses membres et ont saisi des ordinateurs et appareils photos ; l’ONG a aussi eu ses locaux incendiés en décembre. Ces ONG ont plus que jamais besoin du soutien des sociétés civiles européennes.
Arrive-t-il que des poursuites soient engagées à l’encontre des coupables ?
Malgré plusieurs réformes récentes, les victimes de torture ont de grandes difficultés pour obtenir justice auprès des tribunaux russes. Le problème clé, c’est d’obtenir l’ouverture d’une enquête. Il existe souvent une connivence entre la police et les enquêteurs et donc une réticence à mettre en examen un collègue. Le motif de la torture et le grade de l’agent en cause seront également déterminants. Si des policiers frappent parce qu’ils sont ivres ou pour régler des comptes personnels et s’il s’agit de jeunes policiers sans piston, ni protection de la hiérarchie, alors il y aura plus de chances d’ouvrir une enquête. Si ce sont des officiers de rang supérieurs ou si la torture vise à obtenir des aveux, on entre dans une logique de système, il sera impossible de les mettre en cause devant la justice.