Yémen
Contexte
En novembre 2011, après quasiment dix mois de manifestations réclamant le départ du président Ali Abdullah Saleh, manifestations réprimées dans le sang, qui ont dégénéré en affrontements armés dans plusieurs parties du pays, une sortie de crise a finalement été négociée sous l’égide du Conseil de coopération du Golfe. Après trente-deux ans à la tête du pays, Ali Abdullah Saleh a consenti à quitter le pouvoir le 21 février 2012, en échange de son immunité. Malgré le changement de régime, les tensions restent très vives entre un gouvernement qui fait la part belle aux membres du parti Congrès général du peuple (GPC) toujours dirigé par Ali Abdullah Saleh et les autres forces politiques. La formation islamiste Islah compte peser davantage sur le processus politique ; les indépendantistes du mouvement Hirak au sud veulent revenir sur l’unification entre le nord et le sud du Yémen, réalisée en 1990 aux dépens du sud selon eux ; les militants houthis de la région de Saada au nord s’affrontent régulièrement avec les forces de sécurité, malgré un cessez-le-feu conclu en février 2010 et la Coalition civique des jeunes révolutionnaires entend quant à elle participer davantage à la transition démocratique. La donne politique est aussi compliquée par l’intervention d’autres acteurs moins rompus au jeu démocratique tels que les forces d’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et leur branche locale Ansar al-Sharî’a, les puissants leaders tribaux et l’armée, en proie à de dangereuses divisions. L’opposition au nouveau chef de l’État Abdu Rabu Mansour Hadi est avivée par les tirs de drones effectués régulièrement par ses alliés américains contre des membres présumés d’AQPA, qui font chaque année des victimes civiles. En février 2013, dans un effort de pacification du pays menacé par la guerre civile, le président a mis en place la Conférence du dialogue national. Les représentants des principaux courants politiques et mouvements de la société civile y œuvrent notamment à l’élaboration d’une nouvelle Constitution, d’une loi électorale, d’une loi de justice transitionnelle et à la résolution des conflits au nord et au sud du pays. Les travaux avancent mais leur issue, déterminante pour la stabilisation du Yémen, demeure incertaine.
Pratiques de la torture
Pendant le soulèvement populaire entamé en février 2011, le spectre des victimes de torture s’est considérablement élargi pour inclure tous les opposants présumés à l’ancien chef de l’État Ali Abdullah Saleh. Le phénomène tortionnaire semble avoir diminué avec l’arrivée au pouvoir d’Abdu Rabu Mansour Hadi, qui a notamment entrepris une réorganisation des services de sécurité, mais il est loin d’avoir disparu.
Victimes
En 2011, les tortures et mauvais traitements ont principalement concerné les participants aux mouvements de protestation contre le président Ali Abdullah Saleh. Les forces de sécurité, parfois assistées de milices prorégime, ont très violemment réprimé les manifestations d’opposition, tuant des centaines de contestataires avec des tirs à balles réelles et blessant des milliers d’autres. Des centaines de manifestants – 3 500 en 2011, selon des ONG yéménites –, dont une majorité de jeunes âgés de 15 à 25 ans, ont été arrêtés au cours ou à la suite de leur participation à des rassemblements. La plupart ont été détenus incommunicado* ou au secret* pendant plusieurs jours, voire plusieurs mois, et ont été torturés. Naharri Mohamed Ali Naharri, 13 ans, a été interpellé avec d’autres mineurs par des agents en civil lors d’une manifestation le 11 mai 2011. Libéré en juillet 2012, après quatorze mois de disparition forcée*, il a raconté avoir subi des chocs électriques, des brûlures de cigarettes, des gifles sur les oreilles et avoir été tailladé avec des couteaux et des dagues. Plusieurs médecins ont aussi été arrêtés, détenus arbitrairement et maltraités voire torturés en raison de leur soutien supposé aux protestataires.
Des agents ayant déserté les forces de sécurité, ainsi que des combattants tribaux et des membres de la première division blindée dirigée par le général al-Ahmar qui a fait défection de l’armée régulière ont été arrêtés, détenus au secret et torturés, de même que des proches de manifestants et d’opposants qui ont été arrêtés illégalement afin de contraindre leur parent recherché à se rendre. Plusieurs de ces opposants, interpellés pour la plupart en 2011 ou début 2012, sont toujours détenus arbitrairement, sans inculpation, malgré un ordre édité par le président le 26 juin 2012 ordonnant la libération de tous les prisonniers politiques arrêtés en 2011. 22 suspects dans l’attentat contre la mosquée al-Nahdain en juin 2011, au cours duquel Ali Abdullah Saleh a été blessé, ont été interpellés en décembre 2011, torturés et détenus au secret pendant plusieurs mois. 17 d’entre eux ont été libérés en juin 2013, mais cinq restent toujours détenus à la prison centrale de la capitale Sanaa.
Les recours excessifs à la force, les arrestations et tortures contre les manifestants ont diminué après le changement de régime en février 2012, mais subsistent tout de même. Le 12 février 2013, les forces de la Sécurité centrale ont frappé à coups de bâton le député Ahmad Saif Hashid et d’autres personnes, blessées par les forces de sécurité et les milices pro-Saleh en 2011, qui s’étaient réunies devant le bureau du Premier ministre pour dénoncer le fait qu’elles n’avaient reçu du gouvernement aucune assistance médicale.
Les journalistes continuent aussi d’être exposées aux agressions violentes et au harcèlement de la part des forces de l’ordre. Les personnes accusées de mener des activités terroristes, telles que les membres présumés d’al-Qaïda et certains partisans de l’organisation Hirak au sud et du mouvement Houthi au nord sont fréquemment victimes d’assassinats ciblés, d’un usage excessif de la force lors de rassemblements et de vagues d’arrestations, de disparitions forcées ou de détentions arbitraires assorties de mauvais traitements pouvant aller jusqu’à de la torture. Pour la seule période de juin à août 2012, les forces de sécurité ont causé la mort de 109 manifestants, militants et sympathisants de Hirak et passé à tabac de nombreuses autres personnes. En octobre 2011, Mohamed Ali Sa’id, admis à l’hôpital d’Aden après avoir été blessé à la tête, a été enlevé par des agents en civil, vraisemblablement membres de la sécurité nationale, qui le suspectaient d’appartenir à Ansar al-Sharî’a. Enfin, bien que les informations soient plus rares, les ONG s’étant davantage focalisées sur le traitement des opposants politiques au cours des trois dernières années, il semble que les tortures et mauvais traitements soient également courants à l’encontre de détenus de droit commun.
Tortionnaires et lieux de torture
Les forces de la Sécurité centrale (CSF), rattachées au ministère de l’Intérieur et dotées d’unités anti-émeutes et antiterroristes, se rendent fréquemment coupables de recours excessif à la force à l’encontre de manifestants. Ainsi, le 9 juin 2013, elles ont ouvert le feu sur 500 Houthis rassemblés devant le bureau de Sécurité nationale à Sanaa pour protester contre le maintien en détention sans charge de dix des leurs depuis plusieurs mois. 13 manifestants ont été tués et 87 arrêtés.
C’est en 2011 et au début 2012 que les exactions les plus massives ont été commises envers des opposants de l’ex-président par les FSC, alors dirigées par le neveu d’Ali Abdullah Saleh et assistées de la Garde républicaine dépendant du ministère de la Défense et commandée par le fils de l’ancien chef de l’État. À de nombreuses reprises, ces deux entités ont tiré à balles réelles sur des protestataires, tuant ou blessant plusieurs centaines, ce qui a amené Abdu Rabu Mansour Hadi à dissoudre la Garde républicaine en décembre 2012 pour la remplacer par la Force de réserve stratégique. Elles se sont aussi livrées à de nombreuses arrestations suivies d’actes de torture à l’encontre de manifestants ou d’agents de sécurité ayant rejoint les rangs de l’opposition à l’ex-président. Ces opposants ont été détenus au secret ou incommunicado – et certains le sont vraisemblablement encore – dans des conditions constitutives de mauvais traitements, au sein de centres de détention officieux administrés par elles.
Des centres officieux similaires sont gérés par le bureau de Sécurité nationale (NSB) et par l’Organisation de la sécurité politique (PSO), qui détient le plus grand nombre de prisonniers politiques. Ces deux organes sont sous l’autorité de la présidence de la République.
Avant le début du soulèvement populaire, les personnes arrêtées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme formaient le principal contingent des détenus de la PSO et du NSB. En février 2011, 350 d’entre elles étaient ainsi détenues dans les centres de la PSO et soumises à des tortures et mauvais traitements. La plupart n’avaient pas été inculpées tandis que les autres purgeaient leur peine après avoir été condamnées sur la base d’aveux forcés. Après le début de la révolte, la PSO et le NSB ont procédé à l’arrestation de nombreux protestataires, opposants et défenseurs des droits de l’homme qu’elles ont ensuite conduits dans leurs centres de détention, torturés et détenus au secret ou incommunicado pendant des jours ou des mois dans des conditions inhumaines. Hemyar Derhem al-Moqbeli, un comptable au chômage, a pris part à plusieurs manifestations contre Ali Abdullah Saleh à Sanaa. Il a été arrêté et détenu à deux reprises dans des centres de détention illégaux du NSB, du 24 octobre au 12 décembre 2011 puis du 12 au 25 janvier 2012. Interrogé sur sa participation au financement des mouvements de protestation, il a chaque fois été torturé.
Adversaires politiques et terroristes présumés sont poursuivis devant la Cour pénale spéciale. Sans pouvoir consulter leur avocat en détention, les suspects sont condamnés à l’issue d’une procédure expéditive, souvent à partir de confessions obtenues sous la contrainte.
Les services de renseignements militaires et la garde présidentielle ont aussi recouru à des détentions arbitraires et à des sévices pendant le soulèvement, de même que le Département d’enquêtes criminelles (CID) qui pratiquait déjà ce type de violations sous l’ancien régime.
D’autres entités non gouvernementales procèdent aussi à des enlèvements, des détentions au secret et à des mauvais traitements pouvant aller jusqu’à de la torture. C’est le cas principalement de plusieurs groupes tribaux qui emprisonnent leurs opposants ou des personnes suspectées de crimes de droit commun, sans intervention des autorités. Dans certains cas, des exactions massives sont perpétrées à l’encontre de civils avec le consentement tacite du gouvernement. Après le début du soulèvement populaire, le comité de sécurité du parti d’opposition Islah et la première division blindée ont détenu arbitrairement et maltraité des partisans présumés du président Ali Abdullah Saleh ou des militants du mouvement Hirak dans leurs centres de détention respectifs.
Enfin, les personnes incarcérées dans les prisons officielles sont aussi exposées aux mauvais traitements du fait de conditions de détention déplorables. À plusieurs reprises au cours de l’automne 2012, des détenus de la prison d’Ibb ont protesté contre les abus dont ils étaient victimes et ont subi en rétorsion de la part des gardiens des tirs à balles réelles et des mutilations.
Méthodes et objectifs
La plupart des actes de torture ont lieu au cours de l’interrogatoire des détenus avec l’objectif de leur extorquer des aveux ou des informations quand il s’agit de prisonniers politiques. Les techniques de torture les plus utilisées sont les suivantes : décharges électriques ; brûlures de cigarettes ; suspension par les poignets ; coups de pied, de bâton, de crosse d’arme, de câble ; lacération de la peau avec un objet contondant et gifles sur les oreilles. Humiliés, menacés de mort ou de viol, les détenus sont parfois soumis à des simulacres d’exécution. Ils ont souvent les yeux bandés, sont maintenus en isolement* cellulaire et sont privés de sommeil, d’eau et de nourriture ainsi que de soins médicaux. Saddam Ayedh al-Shayyef, un jeune manifestant de 21 ans et fils d’un sheikh proche de la Première division blindée, a été enlevé dans la rue par ce qu’il pense être des agents du bureau de Sécurité nationale le 4 mars 2012. Il a été conduit dans des centres de détention à Sanaa puis à Aden et a été torturé pendant une semaine, contraint de boire son urine, électrocuté et brûlé avec des cigarettes.
Les détentions au secret ou incommunicado ou les disparitions forcées sont aussi constitutives de torture.
Le recours excessif à la force pratiqué par les forces de sécurité à l’encontre d’opposants représente aussi une forme de torture qui vise à punir les victimes. De nombreux cas de tirs à balles réelles ou de balles en caoutchouc, d’aspersions de gaz lacrymogène ou d’eau polluée et de coups avec des bâtons électriques ont été recensés.
Certaines des sanctions prévues par le droit pénal relèvent de la torture : amputation, flagellation et lapidation, prononcées en application d’une interprétation littérale du Coran. Les flagellations en particulier seraient infligées presque quotidiennement, en public et sans possibilité de faire appel.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
Le Yémen a ratifié la Convention contre la torture en novembre 1991, mais n’a pas reconnu la compétence du Comité contre la torture* (CAT) pour examiner les plaintes individuelles. L’article 48-b de la Constitution proscrit la torture : « […] Toute personne dont la liberté est restreinte de quelque façon que ce soit doit voir sa dignité protégée. La torture physique ou psychologique est interdite. Soutirer des aveux par la force pendant l’enquête est interdit. […] La torture et les traitements inhumains infligés pendant l’arrestation, la détention ou l’incarcération sont interdits ». Par ailleurs, ce crime est imprescriptible et « tous ceux qui commettent, ordonnent ou participent à la commission d’une torture physique ou psychologique doivent être punis ».
En revanche, la Constitution ne caractérise pas la torture et renvoie à la loi pour la définition des sanctions. Or, le Code des infractions et des peines (COP) est incomplet, car il réprime seulement quelques pratiques définies de manière plus restrictives que celles de l’article 1 de la Convention contre la torture. L’article 166 sanctionne d’une peine de dix ans d’emprisonnement « tout agent de l’État qui, dans l’exercice de ses fonctions, recourt ou ordonne le recours à la torture, à la force ou à la menace à l’encontre d’un accusé, d’un témoin ou d’un expert en vue d’extorquer un aveu ou des déclarations ou des informations au sujet d’une infraction ». À cette peine s’ajoute le « droit de la victime de demander l’application de la loi du talion (qisas), le versement du prix du sang (diyah) ou le dédommagement pour préjudice corporel (arsh) ». Les articles 241 à 245 punissent le crime d’agression, distinguant selon l’intentionnalité de l’auteur et le résultat de l’agression. Toutefois, ces dispositions ne s’appliquent pas spécifiquement aux agents de l’État. Il en va de même de l’article 254 qui incrimine la menace à des fins d’intimidation. Les ordonnateurs et complices de l’infraction encourent la même peine que les auteurs en vertu des articles 22 à 24.
L’article 6 du Code de procédure pénale prévoit par ailleurs la nullité de « toute déclaration dont il est prouvé qu’elle a été obtenue d’un prévenu/accusé ou d’un témoin au moyen de pressions exercées par le biais d’une des pratiques mentionnées ».
Poursuite des auteurs de torture
Depuis le changement de régime en février 2012, le gouvernement de transition œuvre à l’adoption d’une loi sur la justice transitionnelle. Son champ d’application fait l’objet de désaccords, mais elle ne sera visiblement compétente que pour enquêter sur la période du soulèvement de 2011 et n’aura aucune attribution judiciaire. Ce mécanisme se trouvera nécessairement limité par la loi sur l’immunité adoptée le 21 janvier 2012 en vertu de l’accord négocié par le Conseil de coopération du Golfe, qui garantit une immunité totale à Ali Abdullah Saleh et une immunité pénale à ses subordonnés pour les crimes politiques qu’ils auraient commis, à l’exception des actes de terrorisme.
Il semble qu’à ce jour, aucun agent public n’ait été condamné pour des tortures perpétrées à l’encontre de détenus avant ou depuis le soulèvement, du moins pas sur le fondement de la torture.
Les seuls procès qui se sont tenus après le changement de régime concernent des cas de recours excessif à la force et d’assassinats ciblés. Le premier procès qui s’est ouvert, en septembre 2012, porte sur le massacre commis par des hommes armés en civil avec la complicité des forces de sécurité contre les manifestants du « Vendredi de la dignité » le 18 mars 2011, qui a fait 45 morts et 200 blessés. Plus de la moitié des 78 personnes poursuivies sont considérées comme en fuite et les huit en état d’arrestation ne sont que des auteurs secondaires, voire innocents. Les avocats des victimes ont demandé la mise en cause de hauts dirigeants dont l’ex-président, son fils et deux de ses neveux, respectivement responsable de la Garde républicaine, commandant de la garde présidentielle et directeur adjoint du bureau de Sécurité nationale au moment des faits. L’issue de ce procès et des quelques autres en cours est suspendue à l’interprétation que fera la Cour suprême de la loi sur l’immunité.
En parallèle des procédures judiciaires, quelques indemnisations partielles ont été accordées à des victimes du soulèvement et des remaniements ont été effectués au sein des forces de sécurité par le nouveau chef de l’État. Plusieurs responsables sécuritaires ayant officié à Taizz ont été démis de leurs fonctions. Quant au fils et aux deux neveux d’Ali Abdullah Saleh Saleh, ils ont été mutés à des postes diplomatiques aux Émirats arabes unis, en Allemagne et en Éthiopie pour être soustraits à tout risque de poursuite.