Thaïlande
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Contexte
Malgré la figure tutélaire du roi Rama IX, la monarchie constitutionnelle s’est enfoncée dans une crise politique après le coup d’État de septembre 2006. Le Premier ministre, Thaksin Shinawatra, vivement critiqué pour sa politique répressive, les violations graves des droits de l’homme et l’institutionnalisation de la torture sous son mandat, a été renversé par l’armée à la suite d’accusations de corruption et d’autoritarisme. Après une période placée sous la loi martiale, un scrutin législatif a redonné le pouvoir à ses partisans en décembre 2007. Une série de manifestations a alors été lancée par le mouvement dit des « chemises jaunes », composé d’une large frange de l’armée, des élites urbaines, des bureaucrates, des monarchistes et des déçus de la politique libérale et populiste de Thaksin Shinawatra. Cette coalition a obtenu du Parlement, en décembre 2008, qu’Abhisit Vejjajiva, responsable du parti d’opposition Alliance du peuple pour la démocratie (People’s Alliance for Democracy-PAD), soit désigné Premier ministre. Au printemps 2010, les « chemises rouges », tenants du chef de gouvernement déchu, ont à leur tour initié une contestation de grande ampleur, réclamant des élections anticipées et davantage de justice sociale. La répression menée par le gouvernement a fait au moins 92 morts et 2 100 blessés entre avril et mai 2010. Du fait de ces évènements, Abhisit Vejjajiva est visé par une plainte pour crime contre l’humanité déposée auprès de la Cour pénale internationale (CPI). À l’issue des élections générales de juillet 2011, la candidate de l’opposition, Yingluck Shinawatra, soeur de Thaksin Shinawatra (en exil depuis le putsch de 2006), a été nommée Premier ministre. En marge de ce clivage national, les trois provinces méridionales à majorité malaise et musulmane (Yala, Pattani et Narathiwat) sont en proie à une insurrection séparatiste armée de longue date contre le pouvoir central, thaï et bouddhiste. Les rebelles commettent de nombreux attentats à l’encontre des militaires et des civils, bouddhistes comme musulmans. Ce conflit, qui a connu une forte recrudescence à partir de 2004, a causé la mort de près de 5 000 personnes en huit ans. La situation des droits de l’homme demeure globalement préoccupante, avec l’invocation grandissante du crime de lèse-majesté pour entraver la liberté d’expression et arrêter les dissidents. Par ailleurs, la Thaïlande pratique toujours la peine de mort (deux exécutions en 2009) et expulse des réfugiés hmongs au Laos, où ils risquent d’êtres persécutés, et des Birmans au Myanmar. La nouvelle chef du gouvernement n’a pas évoqué ces sujets parmi ses priorités lors de son discours de politique générale le 23 août 2011.
Pratiques de la torture
Sous le gouvernement d’Abishit Vejjajiva, la torture s’est perpétuée contre les insurgés et leurs partisans présumés dans le sud du pays et a également touché les membres et les sympathisants supposés des « chemises rouges » ou des opposants politiques en général. En 2010, la Commission nationale des droits de l’homme a reçu 78 plaintes relatives aux abus des forces de l’ordre.
Victimes
La mort amplement médiatisée en mars 2008 de l’imam Yapha Kaseng, 56 ans, en raison des sévices subis lors de sa détention dans un camp militaire de Narathiwat pour son soutien présumé aux rebelles, n’a pas empêché la poursuite des exactions perpétrées dans le cadre de la campagne anti-insurrectionnelle dans les provinces méridionales. Ainsi, Sulaiman Naesa, musulman de 25 ans, arrêté le 22 mai 2010 pour des raisons de sécurité, a-t-il été placé en détention dans la base militaire d’Ingkharayuthboriharn (Pattani). Le 30 mai, les autorités ont annoncé à sa famille qu’il s’était pendu dans sa cellule. Les diverses blessures et les nombreuses traces de sang présentes sur le corps du jeune homme, notamment autour de ses organes génitaux, indiquaient plutôt qu’il avait été torturé. D’autres personnes détenues dans ce site ont évoqué des coups et des étouffements avec des sacs en plastique infligés aux prisonniers. Les personnes interpellées lors de la vague de répression opérée après le soulèvement des « chemises rouges » au printemps 2010 (entre 260 selon les autorités et 450 d’après des sources non gouvernementales) ont également été exposées à des sévices. Selon les associations de défense des droits de l’homme thaïlandaises, la plupart d’entre elles ont été menacées, intimidées ou torturées pour avouer un crime. Le 16 mai 2010, Krishna Tanchayaphong, âgé de 34 ans, et Surachai Pringphong, 19 ans, ont participé à un rassemblement de protestation dans le quartier commerçant assiégé de Ratchaprasong de la capitale Bangkok. Peu de temps après, les deux hommes adultes et un mineur ont été stoppés par une vingtaine de militaires à un poste de contrôle. Ils ont alors subi un interrogatoire musclé pendant quarante-cinq minutes, conduit par des soldats sans matricule et, pour certains, avec le visage couvert. Ils ont été fouettés avec une corde, strangulés, roués de coups, piétinés et menacés d’être brûlés vifs, tout en étant filmés. Forcés de signer des aveux qu’ils n’ont pas lus, ils ont ensuite été transférés au poste de police. Les deux adultes ont été condamnés le lendemain à un an de prison. De l’arrestation à la détention, les personnes suspectées de crimes de droit commun, en particulier les consommateurs et les trafiquants de drogue, risquent souvent de subir la violence des forces de l’ordre. L’ONG Cross Cultural Fundation a, par exemple, réclamé une enquête sur une allégation de torture concernant un individu accusé de cambriolage. Monsieur A., arrêté le 30 janvier 2011 dans la province de Narathiwat, a été frappé, piétiné et immergé dans de l’eau par des militaires pour avouer son crime. Les condamnés à mort figurent aussi parmi les victimes de mauvais traitements. Dès leur arrivée en prison, leurs pieds sont entravés avec des fers pesant entre 5 et 20 kilos. La plupart d’entre eux restent ainsi pendant toute leur détention. Cette pratique, justifiée par des « circonstances exceptionnelles » telles que le risque d’évasion ou les troubles mentaux, mais déclarée illégale par une juridiction administrative, est toujours en cours.
Tortionnaires et lieux de torture
Les auteurs de sévices les plus fréquemment dénoncés sont les soldats terrestres de l’Armée royale thaïlandaise (Royal Thai Army-RTA) et, dans une moindre mesure, les agents de la Police royale thaïlandaise (Royal Thai Police-RTP). La torture survient généralement lors de la période de détention, en particulier au cours des trois premiers jours. Dans les trois provinces méridionales, les forces de sécurité disposent depuis plusieurs années d’un arsenal juridique favorisant la commission d’abus et d’actes de torture. D’une part, le décret relatif à l’état d’urgence, adopté en juillet 2005 et encore en vigueur sauf dans un district de Pattani, autorise la détention de suspects pendant trente jours sans inculpation et le recours à des lieux de détention non officiels. Ce texte donne aussi au Premier ministre la possibilité de déléguer des pouvoirs à tout « officiel compétent » ou à une personne « ayant des attributions et des devoirs similaires à ceux d’un officiel compétent ». Cette disposition a entraîné la création de comités conjoints entre des employés de l’armée, de la police et de l’administration civile, habilités à interdire « toute action […] pour maintenir la sécurité de l’État […] et de la population », ce qui a contribué aux exactions.
D’autre part, la loi martiale, instaurée dans tout le pays à l’occasion du coup d’État de 2006, puis circonscrite à cette région en 2008, permet d’arrêter des personnes sans mandat et de détenir n’importe quel individu faisant l’objet de « soupçons » pendant sept jours, en dehors de tout contrôle judiciaire. Par ailleurs, en 2007, le gouvernement a fourni des armes aux civils et aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur de ces provinces. Cette mesure a vraisemblablement contribué à l’augmentation des cas de disparitions forcées, de mauvais traitements et de tortures recensés à l’époque. Enfin, la loi sur la sécurité intérieure (Internal Security Act-ISA), invoquée dans cette région depuis 2008, donne des pouvoirs considérables (notamment l’emploi de la force létale) à une entité militaire, intitulée le Commandement des opérations de sécurité intérieure (Internal Security Operation Command-ISOC), pour réprimer les groupes, individus et organisations perçus comme une « menace pour la sécurité », qualification imprécise. Parmi les centres de détention officiels installés dans les provinces méridionales, certains ont clairement été identifiés comme des lieux de torture, en particulier le camp d’Ingkharayuthboriharn. En outre, il y aurait au moins 21 centres de détention secrets dans la région. Dans le reste du pays, les manifestions des « chemises rouges » ont abouti à l’application de la loi sur la sécurité intérieure à plusieurs reprises dans les zones de conflit entre 2008 et 2011 et à l’adoption de l’état d’urgence à Bangkok et dans ses environs en avril 2010, puis à son extension à 19 autres provinces situées au nord, au nord-est et au centre. Ces mesures ont créé un environnement favorable à la survenance de la torture. De plus, en avril 2010, un corps civilo-militaire ad hoc, le Centre pour la résolution des situations d’urgence, a été créé dans le but d’arrêter, d’interroger et de détenir les manifestants, sympathisants et leaders du principal mouvement d’opposition, le Front uni pour la démocratie contre la dictature. Ces derniers ont fait l’objet de tortures dans des structures militaires où ils étaient incarcérés, tout comme l’ensemble des personnes accusées d’implication dans les violences politiques. L’état d’urgence a été levé en décembre 2010 dans la capitale.
Méthodes et objectifs
Les techniques les plus souvent employées consistent en des intimidations et du harcèlement psychologique ; des coups répétés, en particulier avec des objets contondants ou des bâtons en bois recouverts d’une éponge ; des brûlures sur diverses parties du corps avec des briquets, des bougies ou des cigarettes ; des ensevelissements jusqu’au cou ; des expositions à des températures extrêmes, des asphyxies à l’aide d’un sac en plastique et des décharges électriques, notamment sur les parties génitales. Le but recherché est, en règle générale, l’extorsion d’informations ou d’aveux du fait des défaillances du renseignement et de la difficulté d’obtenir des preuves, tout particulièrement dans le sud du pays. De nombreuses victimes rapportent avoir été obligées de signer des documents après avoir subi des sévices. Les tortionnaires cherchent aussi à forcer les personnes, et leurs proches, à refuser ou à cesser de soutenir les insurgés ou les protestataires.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
La Thaïlande a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture. Elle est aussi partie aux Conventions de Genève depuis 1954 qui interdisent la torture exercée dans le cadre du conflit armé non international au sud du pays. Elle n’a pas adhéré à la Convention contre les disparitions forcées. La Constitution prohibe la torture, sans la définir ni l’incriminer ni mettre en cause les agents de l’État de manière spécifique. L’article 289 du Code pénal prévoit la peine capitale pour quiconque aura causé la mort d’un tiers par la torture ou d’autres actes de cruauté. La sanction prévue par ce texte pour les blessures morales ou physiques causées par quiconque à un tiers est une peine de deux ans de prison maximum et/ou une amende pouvant aller jusqu’à 4 000 bahts (environ 100 euros). Pour les blessures graves causées par quiconque à un tiers, notamment par la torture ou un acte cruel, la peine est d’au moins trois ans de prison et/ou une amende d’au moins 6 000 bahts (environ 150 euros). Ces dispositions, déjà incomplètes, sont encore atténuées par les nombreuses brèches juridiques dues aux législations d’urgence adoptées de manière récurrente et prolongée par le gouvernement (cf. section « Tortionnaires »). De surcroît, le décret relatif à l’état d’urgence accorde l’immunité disciplinaire, civile et pénale aux militaires et aux policiers pour les actes commis dans le cadre de leur fonction.
Poursuite des auteurs de torture
En cas d’abus commis par les policiers, les citoyens peuvent porter plainte auprès du supérieur hiérarchique de l’agent incriminé, de l’inspecteur général de la police et du commissaire général de la police, qui ne bénéficient ni de l’impartialité ni de l’indépendance nécessaires pour enquêter sur leurs collègues. Les victimes de la torture ont aussi la possibilité de s’adresser au bureau de l’Ombudsman, habilité à mener des investigations et à soumettre des recommandations au Parlement ou à déférer l’affaire à un tribunal, au cabinet du Premier ministre et à la Commission nationale des droits de l’homme qui peut certes enquêter, mais seulement émettre des recommandations non contraignantes sur les résultats de ses investigations. Concernant les violences commises en avril et en mai 2010, la Commission thaïlandaise pour la vérité et la réconciliation, créée au mois de juillet suivant, a pour mandat d’enquêter sur les faits et d’indemniser les victimes, mais elle se heurte au manque de collaboration des « chemises rouges », des policiers et des militaires qu’elle ne peut assigner à comparaître, pas plus qu’elle ne peut poursuivre les coupables présumés en justice. En outre, dans les cas de torture survenus lors de l’application du décret relatif à l’état d’urgence depuis 2005, il appartient au plaignant de prouver que l’agent de l’État a agi de mauvaise foi et de manière déraisonnable pour faire lever son immunité. En pratique, les quelques enquêtes ou poursuites judiciaires engagées ne donnent guère de résultat. Le 26 avril 2010, un soldat qui avait frappé deux détenus en 2009 a été reconnu coupable d’abus et condamné à six mois de prison avec sursis par le tribunal militaire de Pattani, peine réduite à deux ans de mise à l’épreuve. De fait, l’impunité règne pour les auteurs de mauvais traitements, de tortures et d’autres exactions. Lors de la rédaction de ce rapport, aucun agent de l’État n’avait été condamné pour les 2 800 décès et disparitions forcées liées à la « guerre contre la drogue » lancée par Thaksin Shinawatra en 2003. Il en est de même pour les massacres de Krue Se du 28 avril 2004 (l’assaut militaire contre une mosquée occupée par des militants islamistes présumés, qui avait fait 32 morts) ou de Tak Bai du 25 octobre 2004 (l’exécution de sept personnes par les forces de sécurité lors de la dispersion de manifestants musulmans non armés et la mort par suffocation de 78 autres durant leur transport dans des camions militaires) et pour le décès de l’imam Yapha Koseng, ainsi que pour la disparition forcée de l’avocat défenseur des droits de l’homme Somchai Neelaphaijit en mars 2004 et les morts d’avril-mai 2010. Dans de rares cas, les autorités proposent des compensations financières pour éviter les procédures judiciaires. Les proches des victimes du massacre de Tak Bai ont ainsi renoncé à poursuivre le gouvernement en échange d’une rétribution de 42 millions de bahts (environ 1 million d’euros), alors qu’une commission d’enquête a établi la responsabilité de hauts gradés militaires. En juillet 2011, l’Armée royale, la Police royale et le ministère de la Défense ont accepté d’indemniser la famille de Yapha Koseng à hauteur de 5,2 millions de bahts (environ 120 000 euros) lors d’un arbitrage civil au tribunal de Bangkok. Dans certains cas, les victimes peuvent voir leur plainte se retourner contre elles. Ainsi, le 10 août 2011, Suderueman Malae, représenté par l’avocat Somchai Neelaphaijit, avant qu’il ne soit porté disparu, a été condamné à deux ans de prison pour avoir dénoncé un agent de police dans sa plainte pour torture déposée contre cinq policiers en 2004. L’agent en question a affirmé ne pas avoir été présent ce jour-là, contrairement à ce qui était mentionné dans le procès-verbal et sans apporter la moindre preuve de ses dires. Dans ce contexte, l’absence d’un mécanisme efficace de protection des témoins, la crainte de représailles et l’absence de confiance dans la justice expliquent le faible taux de plaintes pour disparitions forcées, tortures, exécutions extrajudiciaires et autres violations des droits de l’homme enregistré en Thaïlande.