Philippines
Télécharger la fiche en français
Mise à jour 2021 : pour aller plus loin, retrouvez l'éclairage pays consacré aux Philippines dont le Président, Rodrigo Duterte, est ambassadeur de la torture en démoratie, publié dans la 6ème édition de notre rapport Un monde tortionnaire en 2021.
Contexte
Depuis la fin de la dictature militaire de Ferdinand Marcos en 1986, l’archipel des Philippines connaît un régime démocratique, malgré plusieurs tentatives de coups d’État, des destitutions et des conflits territoriaux. Face à un appareil gouvernemental défaillant, marqué par l’arbitraire et une corruption chronique, en particulier dans le système judiciaire et de la police, le pays possède une société civile active et une presse dynamique. Au moins dix journalistes ont pourtant été assassinés entre janvier 2010 et août 2011. Au cours de la dernière décennie, précisément sous la présidence de Gloria Macapagal-Arroyo (2001-2010), les Philippines ont été le théâtre de 1 206 exécutions extrajudiciaires et de 206 disparitions forcées commises par des militaires, des policiers et des paramilitaires dans le cadre de la lutte anti-insurrectionnelle. Le pays doit faire face, depuis près de cinquante ans, à des rébellions de groupes armés, tels que le Front de libération islamique moro (Moro Islamic Liberation Front-MILF, mouvement instauré en 1977 favorable à la création d’un État musulman composé de l’Indonésie, la Malaisie et du sud des Philippines) et la Nouvelle armée du peuple (New People’s Army-NPA, branche armée du Parti communiste formée en 1969), ainsi qu’aux attaques de l’organisation terroriste islamiste Abu Sayyaf, dont les revendications sont identiques à celles du MILF. Ces mouvements revendiquent des meurtres de représentants politiques comme de civils, des attentats à la bombe et des enlèvements contre rançon. Élu le 10 mai 2010 à la tête de la République, Benigno Simeon Aquino III a fait de l’amélioration de la situation des droits de l’homme l’une des priorités de son mandat. Il a cependant hérité des problèmes de sécurité intérieure qui ont servi et servent encore de prétexte aux exactions perpétrées par les forces de l’ordre.
Pratiques de la torture
Malgré la promulgation d’une loi contre la torture en novembre 2009, le phénomène tortionnaire reste fréquent. Le recours aux mauvais traitements et aux actes de torture survient dans le contexte du combat contre le terrorisme mené par les autorités. L’usage excessif de la force à l’encontre des suspects en garde à vue et des détenus dans les affaires de droit commun perdure aussi dans le pays. Entre novembre 2009 et juin 2011, l’ONG nationale Task Force Detainees of the Philippines a documenté 42 cas de torture, concernant 64 personnes. La Commission des droits de l’homme (organe indépendant en charge des enquêtes préliminaires) a traité 22 cas d’allégations de tortures en 2010, impliquant 93 victimes et mettant en cause la police et l’armée.
Victimes
Les personnes suspectées d’appartenir aux groupes rebelles ou de sympathiser avec ces mouvements sont souvent maltraitées et torturées lors de leur arrestation et de leur détention. Ainsi, le 8 mai 2011, Malik Daggung Abdurahman, 27 ans, issu de l’ethnie musulmane des Moros et résident de Manille, a été enlevé, sans explication ni mandat d’arrêt, par quatre hommes en civil et emmené les yeux bandés dans un lieu inconnu. Au cours d’un interrogatoire, il a été contraint par ses ravisseurs à admettre qu’il s’appelait « Sahirun » − un membre présumé du Front de libération islamique moro responsable d’une attaque contre des soldats philippins ayant fait 14 morts en 2007 −, mais il a assuré qu’il n’était pas cette personne. Transféré le même jour au centre de détention des services de renseignements du bureau régional de la Police, il a dû répondre à la même question et a nié de nouveau. En dépit de ses protestations, il a été pris en photo avec le nom de « Sahirun » apposé sur le cliché, puis a subi des sévices jusqu’au petit matin. Il a notamment reçu des coups de pierre sur la tête et a enduré un simulacre de noyade. Trois jours après, il a pu recevoir la visite de sa famille et, le 16 mai 2011, il a été examiné par le personnel du centre médico-légal de la Commission des droits de l’homme, qui a demandé l’ouverture d’une enquête sur ces actes de torture. Le 20 mai 2011, Malik Daggung Abdurahman a été conduit à la prison de la province de Basilan où il est toujours incarcéré.
En février 2010, 43 travailleurs de santé accusés de détenir des armes, des explosifs et de faire partie de la NPA ont été arrêtés illégalement par des policiers et des soldats à Morong, ville située dans la banlieue de la capitale. Conduits ensuite dans les locaux de la brigade militaire impliquée dans leur interpellation, ils ont été interrogés pendant trente-six heures, menottés. Leurs yeux étaient bandés et ils n’ont eu aucun contact avec l’extérieur. Plusieurs d’entre eux ont fait état de mauvais traitements et de tortures infligés au cours des interrogatoires. Certains auraient été électrocutés et privés de sommeil. Ce groupe, surnommé les « 43 de Morong », a été maintenu en détention pendant dix mois. Les citoyens arrêtés pour des infractions de droit commun peuvent également faire l’objet de violences policières. Le cas de Darius Evangelista est devenu médiatique. Soupçonné de vol, interpellé en mars 2010 et incarcéré dans un poste de police de Manille, il a été fouetté et brutalisé par un agent en civil devant d’autres policiers en uniforme, lors d’une séance de torture filmée sur un téléphone portable et diffusée ensuite par les médias philippins en août 2010. Depuis son arrestation, non mentionnée dans les registres de la police, il a disparu. Les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et des droits des peuples indigènes, les syndicalistes et les militants paysans subissent aussi des manœuvres de harcèlement et des agressions. Les mineurs isolés (enfants des rues, vagabonds ou toxicomanes), ainsi que les jeunes issus de milieux pauvres ou marginalisés, sont particulièrement exposés aux mauvais traitements et aux tortures. Qui plus est, ces mineurs risquent d’être détenus sans bénéficier d’un accès à un avocat ou à des travailleurs sociaux. Les femmes, autre catégorie de population vulnérable, sont souvent victimes d’abus sexuels et de viols, en particulier dans les lieux de détention.
Tortionnaires et lieux de torture
Tous les corps de sécurité (policiers, militaires, paramilitaires, gardiens de prison) sont accusés de se livrer à des mauvais traitements et à des sévices à l’encontre des suspects et des détenus. Le plus grand nombre d’allégations de torture concerne les membres des Forces armées (Armed Forces of Philippines) dans le cadre de la lutte anti-insurrectionnelle, notamment dans la région de Mindanao, île située au sud de l’archipel où se concentre la minorité musulmane du pays et où opère le MILF. Les provinces de Lanao del Norte, Lanao del Sur, Maguindanao et Cotabato feraient également l’objet d’agissements illégaux de la part des militaires. Les agents de la Police nationale (Philippine National Police-PNP), associée depuis la dictature à des pratiques violentes et arbitraires, commettent régulièrement des exactions dans leurs locaux ou dans des centres de détention clandestins. Les groupes paramilitaires, autorisés et même soutenus par les administrations successives dans le but de combattre les factions rebelles aux côtés de l’armée régulière, comme les « Organisations civiles volontaires » (Civilian Volunteer Organizations-CVO) ou les « Unités territoriales paramilitaires des forces de défense civiles » (Citizen Armed Force Geographical Units), les milices et les « escadrons de la mort » (vigilantes) figurent également parmi les tortionnaires. Leurs recrues sont parfois utilisées par des politiciens locaux pour lutter contre la criminalité ou pour intimider, brutaliser, voire assassiner leurs adversaires. Le 23 novembre 2009, environ 200 miliciens à la solde du clan du gouverneur de la région de Maguindanao, Andal Ampatuan Senior, ont attaqué un convoi de journalistes, d’avocats, de militants des droits de l’homme et de proches d’Esmael Mangudadatu, vice-maire de la commune de Buluan, qui allaient enregistrer officiellement la candidature de ce dernier au poste de gouverneur. Au moins 58 personnes ont été tuées. Victime de menaces de mort à plusieurs reprises, Esmael Mangudadatu avait préféré envoyer ses soeurs, son épouse et son équipe de campagne à sa place, estimant que la présence de femmes et de membres de la presse était un gage de sécurité. L’enquête a révélé que le clan Ampatuan disposait d’une véritable « armée privée ». Due à la lenteur de la procédure judiciaire, la détention provisoire prolongée pratiquée par la police et par l’armée dans des lieux de détention légaux ou secrets et dans des camps militaires accentue le risque de mauvais traitements et de tortures. Dans une moindre mesure, les militants des groupes armés se rendent parfois coupables de sévices contre les populations civiles à l’occasion du conflit qui les oppose aux militaires.
Méthodes et objectifs
D’après les témoignages des victimes, les principales techniques de torture physique utilisées sont les coups de poing, de bâton ou de crosse de fusil portés sur l’estomac de manière à ne pas laisser de trace visible ; les chocs électriques à même la peau ou avec de l’eau sur le corps ou des fils électriques posés sur les parties génitales, les lèvres, les oreilles, les bras ou les jambes ; l’étouffement à l’aide d’un sac plastique (méthode dite du « sous-marin à sec ») ; les simulations de noyade dans des cuvettes de toilette ou des tonneaux ; les gavages d’eau ou d’autres liquides et l’application de piment sur les yeux ou sur les parties génitales. Les simulacres d’exécution et les menaces de mort contre la victime, ses proches et sa famille sont des méthodes de torture psychologique fréquemment rapportées. L’intensité et la durée des séances augmentent pour les suspects et détenus politiques ou les personnes soupçonnées d’insurrection, afin d’anéantir les victimes. Pour les crimes de droit commun, les sévices sont principalement employés en vue d’obtenir des aveux ou des renseignements qui seront utilisés dans le cadre des procédures judiciaires. Ils peuvent également être utilisés à des fins d’extorsion ou d’obtention de faveurs sexuelles.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
Les Philippines ont ratifié la Convention contre la torture et les autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, mais elles ne sont pas partie à la Convention internationale contre les disparitions forcées. Signé en avril 2008 par l’ancienne présidente Gloria Macapagal-Arroyo, le Protocole additionnel à la Convention contre la torture n’a pas encore été ratifié par le Sénat. Après seize ans de silence, le gouvernement a rendu, en 2009, son deuxième rapport périodique au Comité contre la torture des Nations unies (Committee Against Torture-CAT) qui manquait toutefois « de statistiques et de renseignements concrets sur l’application des dispositions de la Convention et de la législation nationale pertinente ». La définition et l’incrimination spécifique de la torture ont été introduites dans la législation philippine avec la loi antitorture (Anti-Torture Act of 2009 ou Republic Act No. 9745), promulguée le 12 novembre 2009. Le texte prévoit des peines d’un mois de prison à la réclusion à perpétuité pour les tortionnaires, en fonction de la gravité des actes commis. En outre, il dispose qu’aucune circonstance ne peut justifier le recours à la torture (article 6) et qu’« aucun aveu, aucune confession ou déclaration obtenus sous la torture » ne sont recevables devant un tribunal (article 8). Le 10 décembre 2010, le chef de l’État a ainsi ordonné au procureur d’abandonner les poursuites contre les « 43 de Morong » (voir section « Victimes »), fondées sur des preuves recueillies de manière illégale. Cette loi a aussi donné à la Commission des droits de l’homme la responsabilité d’enquêter sur les plaintes pour torture et d’assister les victimes au cours de la procédure judiciaire. À moins qu’une victime demande à la police ou aux enquêteurs du Bureau national d’investigation (National Bureau of Investigation-NBI), souvent liés aux tortionnaires, de mener les investigations sur une allégation de torture et/ou de mauvais traitements, l’enquête préliminaire sera menée par la commission. Elle devra par ailleurs être conclue dans les soixante jours suivant le dépôt de la plainte (article 9). De plus, le texte a mis en place des mécanismes de prévention, comme les obligations faites à la police et à l’armée de déclarer chaque mois à la commission les lieux de détention qu’ils ont utilisés et de tenir une liste des prisonniers détenus. Cette déclaration contient, entre autres, leur nom, la date de leur incarcération et l’infraction qui leur est reprochée (article 7). Les actes de torture sont également dénoncés, dans le cas d’un conflit armé par la Loi sur les crimes contre le droit international humanitaire, le génocide et les autres crimes contre l’humanité (Republic Act No. 9851), adoptée en décembre 2009.
Poursuite des auteurs de torture
Les faits de torture imputés aux personnels de la police et de l’armée demeurent impunis, malgré les engagements pris en 2010 par le nouveau gouvernement et l’entrée en vigueur de la loi contre la torture. Après la diffusion de la vidéo de Darius Evangelista (voir section « Victimes »), 11 policiers se sont fait suspendre par les autorités, mais aucun d’entre eux n’a été poursuivi à ce jour en vertu de ce texte. La mise en œuvre de cette loi pose de nombreuses difficultés aux victimes qui désespèrent de voir les procédures aboutir et décident souvent d’abandonner leur plainte, soit par manque de confiance envers le système judiciaire, soit par manque des ressources financières nécessaires. Les plaignants doivent en effet faire face à la lenteur et au manque de compétence des employés de la Commission des droits de l’homme et à de nombreux obstacles dans la conduite des enquêtes : absence de protection des victimes, de leur famille et des témoins, soumis à des intimidations et à des menaces de représailles de la part des tortionnaires ; procédures qui s’éternisent faute de sanctions prises contre les enquêteurs ne respectant pas le délai de soixante jours et pénurie d’experts médico-légaux indépendants qui incite les magistrats à fonder leurs jugements sur des témoignages oraux. De plus, la Commission doit transmettre ses conclusions pour accord à l’Ombudsman responsable des enquêtes et des poursuites sur les membres de l’armée, de la police et des autres organes chargés de l’application de la loi (Tanodbayan). Son autorisation est en effet indispensable pour traduire ces derniers devant une cour criminelle. Par ailleurs, la loi philippine exige que les plaintes mentionnent le nom du ou des tortionnaire(s), l’endroit où les sévices se sont déroulés et qu’elles contiennent des preuves médicales des tortures subies. Or, les auteurs d’actes de torture prennent soin d’éliminer les éléments susceptibles de les confondre, en cachant leur identité et en bandant les yeux de leurs victimes, en transférant leur(s) prisonnier(s) d’un lieu de détention à un autre et en entretenant des connivences avec les médecins en charge de l’examen des détenus. Le chef de l’État, qui a mis en place une « Commission Vérité » pour enquêter sur les soupçons de corruption, de détournements de fonds et de fraude électorale pesant sur l’administration précédente − commission déclarée illégale par la Cour suprême −, ne semble pas prêt à faire de même pour les innombrables violations des droits de l’homme survenues sous la présidence de Gloria Macapagal-Arroyo. Actuellement députée de la province de Pampanga, elle fait l’objet d’une requête collective déposée en juin 2011. Un groupe de familles de victimes réclament la reconnaissance et la sanction des auteurs d’assassinats, de tortures et d’enlèvements perpétrés en toute impunité à l’encontre de rebelles présumés lorsque Gloria Macapagal-Arroyo était au pouvoir.