Inde
Un monde tortionnaire

Inde

Les représentants de l’État et les membres des différents groupes d’opposition armés (maoïstes, islamistes, extrémistes hindous et séparatistes) recourent de manière généralisée et constante à la torture et aux mauvais traitements. Il est cependant extrêmement difficile d’obtenir des informations précises ou des données chiffrées fiables. Selon des rapports officiels, 127 personnes seraient mortes en garde à vue entre 2008 et 2009. Ce chiffre est sûrement en deçà de la réalité, car certains États n’ont pas signalé les décès survenus dans de telles circonstances.

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Contexte

En dépit de son titre revendiqué de « plus grande démocratie du monde » − 714 millions d’électeurs sur les 1,1 milliard d’habitants étaient appelés aux urnes pour les élections législatives de 2009 −, la République fédérale d’Inde a tendance à tolérer de nombreuses violations des droits de l’homme, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme menée à l‘intérieur de ses frontières. Le pays fait face à des tensions et des conflits de longue date dans certains de ses 28 États : violences antimusulmanes et antichrétiennes perpétrées par des extrémistes hindous, en particulier dans l’État d’Orissa ; attaques de guérillas armées maoïstes dites « naxalites », très actives dans les zones rurales déshéritées ; mouvements séparatistes dans les États du Nagaland et d’Assam et attentats commis par divers groupes islamistes, dont certains luttent pour la sécession de l’État du Jammu-et-Cachemire, partie indienne à majorité musulmane du Cachemire (au cœur d’un conflit territorial entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947). Pour protéger leurs citoyens et rétablir l’ordre public, les autorités indiennes ont adopté ou renforcé des législations d’exception, contraires au droit international, qui accordent aux forces de l’ordre des pouvoirs spéciaux et favorisent les abus : exécutions extrajudiciaires, arrestations et détentions arbitraires, recours excessif à l’usage de la force, etc. Ces lois, comme celles relatives à la sécurité nationale (National Security Act-NSA) ou à la sécurité publique (Public Safety Act-PSA), en vigueur au Jammu-et-Cachemire, permettent la détention prolongée de suspects sans mandat d’arrêt, sans inculpation et sans aucun contrôle judiciaire.

Pratiques de la torture

Les représentants de l’État et les membres des différents groupes d’opposition armés recourent de manière généralisée et constante à la torture et aux mauvais traitements. Il est cependant extrêmement difficile d’obtenir des informations précises ou des données chiffrées fiables. Selon des rapports officiels, 127 personnes seraient mortes en garde à vue entre 2008 et 2009. Ce chiffre est sûrement en deçà de la réalité, car certains États ne signalent pas les décès survenus dans de telles circonstances.

Victimes

La grande majorité des victimes de torture est issue des castes inférieures de la société indienne, notamment celle des Intouchables désormais appelés Dalits, des tribus et communautés indigènes (Adivasis) et des minorités religieuses, en particulier les musulmans et les chrétiens. Les réfugiés, les demandeurs d’asile, les femmes, ainsi que les enfants, figurent aussi parmi les catégories de population vulnérables.

Le 11 février 2011, deux amis électriciens âgés de 23 ans, M. Sanal et M. Jenson, ont été arrêtés par la police d’Abthikadu dans l’État du Kerala. Le premier appartient à une basse caste et les deux viennent de familles pauvres. Frappés au moment de leur arrestation, ils ont été traînés de force dans la voiture des policiers et encore roués de coups à l’intérieur, avant d’être emmenés au commissariat et de nouveau torturés. Contraints de se dévêtir, ils ont été interrogés à plusieurs reprises pendant vingt-quatre heures, frappés à chaque fois sur différentes parties du corps et privés d’eau et de nourriture pendant toute la durée de leur détention. Après leur remise en liberté, M. Sanal a vomi du sang et s’est fait hospitaliser en urgence par ses proches. Monsieur Jenson a aussi dû aller à l’hôpital pour soigner ses blessures. 69 % des mineurs interrogés en 2007 dans le cadre d’une étude effectuée par le ministère de la Femme et du développement de l’Enfant ont déclaré faire l’objet de violences physiques, dont 62 % étaient commises à l’école en guise de punitions corporelles. Ainsi, dans l’État de l’Andhra Pradesh, le 9 août 2010, la directrice d’une école primaire a puni 11 élèves en leur brûlant les mains, le cou et les jambes. Les enfants et les adolescents sont aussi maltraités dans les postes de police et dans les établissements pénitentiaires pour mineurs, comme celui de la ville de Berhampur dans l’État d’Orissa où des abus sexuels, des actes de violence et des privations de nourriture ont été dénoncés en octobre 2010 après la tentative d’évasion de 10 jeunes prisonniers au mois de septembre précédent. Dans les zones de troubles, les insurgés présumés et les civils soupçonnés, soit par les agents de l’État d‘avoir des liens avec ces mouvements de rébellion, soit par les groupes d’opposition de renseigner ou d’aider les représentants de l’État, risquent de se faire torturer. Après les attentats survenus sur le territoire indien au cours des dernières années, les forces de l’ordre ont procédé à des arrestations massives de citoyens musulmans suspectés de terrorisme, qualifiés d’anti-nationals en anglais et exposés à des agressions, des brutalités ou des sévices.

Tortionnaires et lieux de torture

Les actes de torture et les mauvais traitements sont imputables aux agents de police, aux militaires et aux membres des agences de sécurité, comme les Forces de sécurité aux frontières (Border Security Force-BSF), les Forces de police de la réserve centrale (Central Reserve Police Force-CRPF), la Garde forestière (Forest Guards) et les Douanes (Customs and Central Excise), ainsi qu’au personnel pénitentiaire. Entre 2008 et 2009, la Commission nationale des droits de l’homme a enregistré 1 596 plaintes de prisonniers concernant des cas de torture. Dans l’État d’Assam, le 27 juillet 2010, les Forces de police de la réserve centrale ont torturé Fariz Uddin Barbhuiya, âgé de 66 ans, son épouse et leur fils à leur domicile. Monsieur Fariz, retraité de ce corps de police, avait déposé une plainte à l’encontre du bataillon local pour rupture de contrat. Il a dû être hospitalisé à cause de ses blessures et a voulu poursuivre ses agresseurs en justice. L’officier chargé de l’enquête lui a conseillé de retirer sa plainte pour ne pas subir de nouveaux sévices. Dans les zones de conflit et d’insurrection, les membres des forces militaires et paramilitaires et les différents groupes d’opposition armés, principalement les rebelles maoïstes, se rendent aussi coupables d’exactions. Il en va de même pour les militants de mouvements rebelles à connotation religieuse, politique ou ethnique, tels que le National Liberation Front of Tripura, l’United Liberation Front of Asom, le People’s Liberation Army et le Manipur People’s Liberation Front. Dans les États de Chhattisgarh et d’Orissa, bastions de la guérilla maoïste, des milices villageoises armées antinaxalites – soutenues par les gouvernements locaux et parfois épaulées par les forces de sécurité locales –, comme la Salwa Judum (campagne pour la paix ou chasse de purification en dialecte gondi) ou les « commandos Koya », du nom d’une sous-tribu indienne, pratiquent également la torture et les mauvais traitements. Le recours aux sévices est endémique dans les lieux privatifs de liberté : cellules de police, casernes militaires, locaux des forces de sécurité et prisons. Les médias ont, par ailleurs, révélé l’existence de centres d’interrogatoire et de détention secrets à travers le pays, réservés aux terroristes présumés.

Méthodes et objectifs

Les techniques les plus fréquentes sont le passage à tabac, en particulier avec des lathis (longues cannes en bambou) ; la suspension au plafond par les bras attachés dans le dos, les mains ou les pieds ; l’administration de décharges électriques sur l’ensemble du corps ; l’écrasement des membres avec un ghotna – une barre en bois large et épaisse habituellement destinée à moudre le grain – placé sur le corps de la victime et sur lequel les tortionnaires s’assoient avant de le faire rouler et l’écartement prolongé des jambes, appelé le « T », pour mettre la personne en position de grand écart à 180 degrés et déchirer ses muscles, méthode souvent signalée au Cachemire et lors des interrogatoires d’individus suspectés de terrorisme. Le viol et les agressions sexuelles, notamment à l’encontre des femmes dalits ou adivasis, sont récurrents. Les membres des groupes d’opposition armés, entre autres tortures, mutilent le corps de leurs victimes et leur coupent la langue. Les mauvais traitements et les actes de torture servent couramment à extorquer des aveux et des informations dans les enquêtes policières, dans les opérations antiterroristes ou dans les situations de conflit armé dans les États du nord-est et du Jammu-et-Cachemire. Ils permettent aussi souvent aux policiers de soutirer de l’argent. Un garçon de 15 ans a été détenu et torturé au poste de police de Kotwali (État d’Uttar Pradesh) du 29 juillet au 6 août 2009 pour que son père accepte de payer un pot-de-vin de 30 000 roupies (environ 500 euros). Il s’agit, par ailleurs, de punir ou d’humilier des personnes en raison de leur caste, leur origine géographique ou ethnique, leur croyance religieuse ou leur sexe. Dans certaines prisons, notamment dans l’État du Penjab, les membres de l’administration pénitentiaire ont marqué des mots synonymes de caste inférieure avec des ustensiles métalliques brûlants sur des Dalits. La torture a aussi pour objectif de terroriser les populations, notamment dans les zones en proie à des insurrections. Les rebelles y recourent aussi comme représailles contre les forces de sécurité indiennes, les miliciens antimaoïstes ou les civils soupçonnés de ne pas appartenir à leur camp.

Législation et pratiques judiciaires

Condamnation juridique de la torture

L’Inde a signé la Convention des Nations unies contre la torture en 1997, mais n’a pas encore ratifié ce texte ni son Protocole facultatif. Toujours réticent à coopérer avec les experts des Nations unies, le gouvernement indien n’a jamais accordé d’invitation au Rapporteur spécial sur la torture, malgré les demandes répétées de ce dernier. La législation indienne condamne les actes de torture dans le seul cadre d’un conflit armé, mais ne proscrit pas expressément la torture. La Constitution et le Code pénal ne contiennent aucune disposition prohibant ou définissant la torture. La Cour suprême indienne a cependant interprété l’article 21 de la Constitution comme comprenant une telle interdiction. La loi relative à la preuve et le Code de procédure pénale comportent des garanties contre l’extorsion d’aveux sous la torture, sans condamner pour autant explicitement cette technique d’enquête. Le Code pénal interdit certains actes pouvant être constitutifs de torture, comme les blessures volontaires, le placement illégal en détention afin d’obtenir des renseignements ou des confessions, la violation de la loi par un agent de l’État avec l’intention de commettre une atteinte à une personne, le meurtre, la mort par négligence ou le viol. Les personnes appartenant à des groupes vulnérables, comme les femmes, les enfants, les Dalits ou les communautés indigènes bénéficient de législations spéciales protégeant leur dignité et intégrité. Une loi interdisant les châtiments corporels dans les écoles est entrée en vigueur en 2010 (The Right to Free and Compulsory Education Act). La loi relative à la justice des mineurs accorde une protection aux enfants contre les sévices. En 2010, le Parlement a entrepris l’examen d’un projet de loi (Prevention of Torture Bill) visant à réprimer le crime de torture. La version adoptée par la chambre basse (Lok Sabha) en mai 2010 a été vivement critiquée par la société civile indienne qui dénonçait des lacunes et des dispositions contraires au droit international. Ce texte restreignait notamment la définition de la torture aux seules méthodes causant des souffrances physiques, limitait à six mois le délai donné aux victimes pour porter plainte et maintenait l’immunité quasi totale accordée aux membres des forces de l’ordre qui se seraient rendus coupables d’actes de torture. Au moment de l’écriture de ce rapport, un comité spécial de la chambre haute du Parlement (Rajya Sabha) avait soumis pour examen des amendements au gouvernement indien.

Poursuite des auteurs de torture

L’absence de volonté politique et de législation appropriée favorise la persistance de la pratique tortionnaire et de l’impunité en la matière.

Un certain nombre de dispositions législatives rendent difficile, voire impossible, la poursuite pénale des responsables de torture exerçant des fonctions officielles. Les policiers et les membres des forces armées et des forces paramilitaires sont protégés par l’article 197 du Code de procédure pénale selon lequel aucun tribunal ne peut connaître des délits commis par des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions sans l’autorisation expresse du gouvernement fédéral. Or, les autorités donnent rarement leur accord, même quand l’enquête a mis incontestablement en évidence des actes de torture. Dans les zones de troubles (États de Jammu-et-Cachemire et du nord-est), où la loi relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées (Armed Forces Special Powers Act-AFSPA) est en vigueur, les militaires bénéficient d’une protection supplémentaire contre les poursuites. En vertu de ce texte, sauf autorisation expresse du gouvernement fédéral, aucun membre des forces armées ne peut faire l’objet de poursuites, d’un procès ou de toute autre forme de procédure judiciaire pour des actes commis ou supposés avoir été commis dans le cadre de leurs missions. Des tribunaux indiens ont cependant statué, dans plusieurs jugements, que des violations des droits de l’homme délibérément perpétrées par des représentants de l’État ne pouvaient être considérées comme des actes commis dans le cadre d’une « fonction officielle » et que l’autorisation du gouvernement n’était pas nécessaire pour poursuivre les auteurs présumés. Pour autant, les poursuites demeurent rares. Obligatoires d’après l’article 176 du Code de procédure pénale, les enquêtes concernant des décès en garde à vue sont ouvertes seulement en cas de scandale public. Il n’existe actuellement pas d’instance conçue pour observer de manière indépendante et efficace le comportement des forces de l’ordre. Pour les sévices infligés par la police, l’enquête est confiée à des agents du même corps ou à une agence comme le Bureau central d’investigation composé en majorité de policiers locaux en détachement. La proximité entre les accusés et les enquêteurs porte atteinte à l’impartialité requise. Plusieurs affaires ont ainsi montré que de hauts responsables avaient couvert des cas de torture.

Les victimes ou les familles désireuses de poursuivre les tortionnaires doivent surmonter de nombreux obstacles : rapports d’autopsie et procès-verbaux de la police régulièrement falsifiés ou classés confidentiels, intimidations et menaces pour éviter les dépôts de plainte ou les témoignages sur les tortures subies et lenteur des procédures au sein d’un système judiciaire engorgé et largement corrompu. La législation ne prévoit pas d’indemnisation pour les victimes, mais les tribunaux en accordent dans certaines affaires. En septembre 2010, la Haute Cour du Penjab a ordonné au gouvernement local de payer une indemnité de 20 000 roupies (environ 300 euros) à des plaignants pour détention illégale et torture.

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