Guinée
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Contexte
L’histoire récente de la Guinée est marquée par deux longs règnes dictatoriaux : celui d’Ahmad Sékou Touré (1958-1984) et celui du colonel Lansana Conté (1984-2008). Durant ces deux périodes, les exactions et les violations des droits de l’homme à l’encontre de la population ont été régulièrement utilisées par les régimes successifs pour conserver le pouvoir. À Conakry, le camp Boiro, surnommé le « goulag africain », est un lieu emblématique de ces violences : Sékou Touré y faisait torturer et exécuter ses opposants. Plusieurs dizaines de milliers de personnes y ont été détenues. Près de 50 000 personnes y sont mortes entre 1958 et 1984.
L’accession au pouvoir de Lansana Conté en 1984, après le décès de Sékou Touré, aggrave la situation des droits de l’homme en Guinée. L’absence de démocratie et les crises économiques à répétition poussent les Guinéens à organiser plusieurs grèves générales entre 2005 et 2007. Ces mouvements sont violemment réprimés.
À la mort de Lansana Conté, le 22 décembre 2008, une junte militaire dirigée par le capitaine Moussa Dadis Camara (chef du Conseil national pour la démocratie et le développement, le CNDD) s’empare – sans violence – du pouvoir. Moussa Dadis Camara s’autoproclame président de la République et promet la tenue d’élections présidentielles en décembre 2010, dépourvues de candidats issus de la junte.
Le coup d’État militaire est, dans un premier temps, toléré par l’opposition politique et la société civile. Lorsque le CNDD et son chef, qui ne cache pas ses ambitions de se maintenir au pouvoir, reviennent sur leurs engagements concernant la tenue d’élections, la situation ne tarde pas à se dégrader : tentatives d’arrestations, intimidations et menaces de mort à l’encontre de plusieurs opposants et défenseurs des droits de l’homme, blocage des réseaux téléphoniques pour contenir toute mobilisation citoyenne, restrictions imposées sur toute activité politique, même pacifique.
Le 28 septembre 2009, la manifestation pacifique du mouvement dit des « forces vives » au stade de Conakry (mobilisant membres de la société civile, syndicats et partis politiques s’opposant à la candidature de Camara aux élections présidentielles de 2010) tourne au bain de sang ; plus de 150 personnes sont tuées dans les rues de la capitale et de nombreux viols et tortures sont commis à l’encontre des manifestants par les « bérets rouges » (surnom donné par la population à la garde présidentielle), dont l’action était préméditée et ordonnée par le CNDD.
En dépit de la ratification par la Guinée en 1989 de la Convention des Nations unies contre la torture, aucun des cinq rapports attendus (théoriquement un tous les quatre ans) n’a encore été soumis au Comité contre la torture. Le protocole facultatif à la Convention contre la torture a été signé en 2005, mais n’a toujours pas été ratifié. Ainsi, le Sous-Comité n’est pas en mesure, en collaboration avec les institutions nationales indépendantes désignées à cet effet, d’inspecter les lieux de détention en Guinée. L’article 5 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, à laquelle la Guinée est partie depuis 1982, interdit formellement la torture. La Guinée n’a toutefois soumis qu’un seul rapport périodique à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADH), en octobre 1997, pour solde de tous rapports dus depuis 1988.
La pratique de la torture en Guinée est courante. Elle se poursuit en toute impunité depuis plus d’un demi-siècle.
Pratiques de la torture
Victimes
Les principales victimes de la torture en Guinée sont les personnes considérées comme des opposants au régime en place (militaires mis au ban, membres et sympathisants de l’opposition politique, défenseurs des droits de l’homme, syndicalistes) et les prisonniers de droit commun (y compris les mineurs).
En septembre 2009, des groupes de détenus, sympathisants de l’opposition politique – arrêtés le 28 septembre à Conakry –, ont subi des tortures au centre de détention de Koundara. Chaque matin et chaque nuit, ils ont reçu 50 coups de lanière en caoutchouc alors qu’ils étaient étendus sur le sol, une pratique connue sous le nom de « prendre le café avant de monter ». À plusieurs reprises, les détenus ont été forcés de s’allonger les uns sur les autres, écrasant ceux qui se trouvaient en dessous. Ceux qui ont refusé de s’allonger ont été battus jusqu’à ce qu’ils s’exécutent. Les gardes ont également tailladé les détenus avec des couteaux et les ont soumis à des simulacres d’exécution.
Les deux plus grands syndicats du pays, la Confédération nationale des travailleurs guinéens (CNTG) et l’Union syndicale des travailleurs guinéens (USTG), font figure de pionniers en matière de revendications sociales et sont donc particulièrement visés par les tortionnaires.
Les militaires accusés de trahison sont systématiquement victimes de torture. Le 13 juillet 2009, six soldats sont entrés dans la pièce où était détenu le capitaine Ibrahima Sory Bangourah. Ils ont saisi ses effets personnels et, pendant que deux soldats le tenaient, un autre lui a donné des coups de poing au visage, tandis qu’un quatrième le battait et lui donnait des coups de pied. Ils lui ont reproché d’avoir transmis des informations concernant sa détention à des journaux guinéens. Avant de quitter les lieux, les militaires ont menacé les autres détenus en ces termes : « Nous viendrons vous tuer s’il arrive quelque chose à l’extérieur. »
Tortionnaires et objectifs
La police et l’armée sont les principaux responsables des tortures commises en Guinée. Les personnes sont généralement victimes de sévices au cours de leur garde à vue. Lors des interrogatoires, les policiers torturent fréquemment les personnes soupçonnées de petits larcins jusqu’à ce qu’elles soient disposées à « reconnaître les faits » dont elles sont accusées.
Au sein de l’armée, différents corps ou bataillons utilisent la torture. Il s’agit en particulier du Bataillon autonome des troupes aéroportées (BATA), de l’unité d’élite de la gendarmerie chargée de la lutte contre la grande criminalité et le trafic de drogue (dirigée par le capitaine et ministre Moussa Tiégboro Camara), du service des renseignements de la présidence et de la garde présidentielle. Cette dernière est responsable de la grande majorité des tortures.
Les militaires usent essentiellement de la torture dans les affaires dites « politiques » pour punir les personnes considérées comme une menace par le pouvoir central et terroriser les populations susceptibles de se mobiliser contre le régime en place. Ces actes de torture sont principalement infligés lors des répressions de manifestations et à l’occasion d’arrestations arbitraires d’opposants, de membres de la société civile ou de sympathisants de l’opposition, et lors de leur détention. Les militaires torturent également leurs victimes afin d’obtenir des aveux d’« atteinte à la sûreté de l’État ». Dans ce cas, il s’agit souvent de victimes militaires présentées comme des opposants.
Méthodes et lieux
La torture est régulièrement pratiquée dans les commissariats et les postes de police (notamment le poste de police du centre de Conakry), les prisons (maison d’arrêt centrale de Conakry, prison de Guéckédou). Les centres illégaux de détention, généralement secrets, comme le Siège de la police antiémeute (CMIS) à Conakry, et les camps militaires, désignés sous les noms de « PM3 » (centre de détention extrajudiciaire situé dans les sous-sols de la caserne de la gendarmerie), de « Boké » et de « Koundara », sont également connus pour les tortures qui y sont pratiquées. Le quartier général du CNDD, le centre de détention et d’interrogatoire du camp Alpha Yaya Diallo (connu sous le nom des « 32 marches ») et l’île de Kassa (à l’ouest de Conakry) sont également mentionnés par les victimes.
Au cours de la garde à vue, les suspects subissent couramment des tortures jusqu’à ce qu’ils avouent le délit qu’ils ont prétendument commis. La durée d’une séance de torture est comprise entre une et douze heures. Plusieurs séances de ce type peuvent avoir lieu avant que la victime ne passe aux aveux.
Diverses méthodes de torture sont utilisées lors des interrogatoires de police. Elles datent du régime brutal et répressif du premier président guinéen, Sékou Touré (1958-1984). Il est fréquent que les personnes placées en garde à vue soient attachées avec des cordes en nylon dans des positions douloureuses, puis passées à tabac. Une pratique répandue consiste à attacher les bras de la victime derrière le dos (juste au-dessus du coude et en dessous de l’épaule) avec une corde très serrée et à la suspendre à un arbre dans une cour, ou au plafond avec un crochet. Du fait de la pesanteur du corps, l’articulation des épaules supporte une immense surcharge pouvant provoquer des luxations et la corde leur entaille profondément la peau. Certaines victimes sont suspendues, chevilles attachées et jambes repliées derrière le dos, puis battues avec des matraques, des morceaux de bois ou d’autres objets, et brûlées avec des cigarettes, tailladées avec des lames de rasoir alors qu’elles sont interrogées. Les personnes qui subissent cette technique d’interrogatoire sont aisément reconnaissables car elles présentent de larges cicatrices circulaires autour des bras, juste au-dessus du coude et sous l’épaule, provoquées par les liens utilisés pour les suspendre.
Les victimes font état d’autres méthodes, dont la torture dite « chinoise » consistant à menotter les bras de la victime croisés dans le dos. Certaines sont forcées de se pencher en avant en position accroupie, les mains attachées sous les chevilles. Les tortionnaires font ensuite basculer la victime sur le visage ou sur le côté et la battent avec une matraque, un morceau de bois ou une corde. L’arrachage de dents et les brûlures avec des substances caustiques sont des pratiques courantes.
Pratiques de la détention
Légalité des détentions
La plupart des prisonniers sont en attente de procès. Cette situation résulte du dysfonctionnement du système carcéral qui ne permet pas d’effectuer un suivi des prisonniers en détention provisoire après leur arrestation, et du retard pris par les audiences de la cour d’assises qui n’a siégé que deux fois depuis 2000. Dans la maison centrale de Conakry, ils sont près de 80 % à n’avoir pas encore été jugés. Certains y attendent leur procès depuis plus de cinq ans.
Conditions de détention
Les prisons relèvent de trois instances distinctes : le ministère de la Justice, le ministère de la Défense, et la gendarmerie. Entre 2 500 et 3 500 prisonniers (dont près de 200 femmes) seraient détenus dans 32 installations carcérales civiles réparties dans le pays.
Les prisons et centres de détention guinéens sont surpeuplés et ne répondent pas aux normes internationales en matière de conditions de détention. En dépit d’une capacité d’accueil de 200 prisonniers, la maison centrale de Conakry détient en temps normal plus de 1 000 personnes. Le cas de la prison de N’Zérékoré, en état de délabrement extrême, est édifiant : 60 prisonniers y sont entassés dans deux cellules minuscules, sans aération, ni lumière.
La malnutrition est un facteur majeur de décès en détention : plus de 15 % des prisonniers en sont morts en 2008 et 2009. Pour s’alimenter, la plupart des détenus sont tributaires de l’aide de leur famille et de leurs proches, ainsi que des programmes de nutrition parrainés par des ONG. Les gardiens exigent fréquemment des pots-de-vin pour fournir de la nourriture aux détenus, En menaçant les donateurs de confisquer les aliments. Le manque d’hygiène, la malnutrition et des soins médicaux inadaptés conduisent à plusieurs dizaines de décès chaque année.
Les primo délinquants ne sont pas séparés des récidivistes, ni les détenus placés en détention provisoire des condamnés. Les opposants politiques sont, pour la plupart, détenus à la prison PM3 de la gendarmerie ou à la maison centrale de Conakry, enfermés à l’écart des détenus de droit commun. Entre fin décembre 2008 et octobre 2009, une vingtaine de militaires et un nombre inconnu d’individus considérés comme des militants de l’opposition ont été détenus sans être inculpés dans plusieurs centres de détention militaires de Conakry et des alentours. Les militaires, pour la plupart d’anciens membres de la garde présidentielle du président Lansana Conté, étaient soupçonnés de tentative de coup d’État contre le CNDD. Les détenus ont été soumis à des actes de torture et la majorité d’entre eux n’ont pas pu recevoir de visites de leur famille.
Du fait d’un manque de ressources, tant humaines que financières, le personnel des prisons est principalement composé de « volontaires », non rémunérés et sans formation, qui espèrent à terme intégrer les rangs de l’armée. Ce système carcéral est ainsi particulièrement vulnérable à la corruption et aux abus. Les gardes insultent et battent régulièrement les détenus et leur font subir toutes sortes de harcèlements. Plus de la moitié des prisonniers incarcérés dans la maison centrale de Conakry portent des marques de torture, notamment de brûlures à la cigarette et au plastique fondu, de blessures à la tête, de brûlures aux mains et de lacérations cutanées. Les gardiens soumettent régulièrement les prisonniers à la torture pour leur extorquer de l’argent. Ils font régulièrement subir viols et autres sévices sexuels aux femmes détenues, notamment en échange de rations d’eau ou de nourriture.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation de la torture en droit interne
Le droit guinéen ne prévoit aucune définition de la torture. L’article 6 de la Constitution la prohibe toutefois formellement, en accord avec les conventions internationales. Les articles 287 et 335 du code pénal exposent les sanctions encourues par les tortionnaires. L’article 287 du code pénal de 1998 vise tout tortionnaire ne faisant pas partie de l’appareil étatique : « Seront également punis de mort tous malfaiteurs qui, pour l’exécution de leurs crimes, emploient des tortures ou commettent des actes de barbarie. » L’article 335 traite pour sa part des peines requises contre les tortionnaires agents de l’État : « (…) La peine sera celle de la réclusion criminelle à perpétuité si les personnes arrêtées, détenues ou séquestrées ont été soumises à des tortures corporelles. »
Répression des auteurs de torture
Cependant, aucune poursuite judiciaire ne semble avoir été engagée ces dernières années contre un agent de l’État soupçonné de crime de torture : aucune enquête n’a été diligentée par les autorités sur des affaires rendues publiques par les organisations de défense des droits de l’homme et aucune instruction n’est engagée. Aucune sanction disciplinaire ne semble non plus avoir été prise concernant les cas de torture dont l’ACAT a été saisie.