Éthiopie
Un monde tortionnaire

Éthiopie

Largement répandu dans le passé, le recours aux actes de torture reste encore très présent chez les forces de l’ordre dans le but d’interroger des personnes sous le coup d’une enquête pénale, faute de formation aux droits de l’homme et à des méthodes d’enquête permettant d’obtenir des preuves sans usage de la violence. Le maintien de la pratique tortionnaire résulte surtout de l’absence de volonté politique d’y mettre un terme. Au cours des dernières années, le gouvernement a multiplié les mesures exceptionnelles propices aux dérapages, notamment la législation antiterroriste qui autorise un agent de police à arrêter sans mandat toute personne « qu’il soupçonne raisonnablement » d'avoir commis ou de préparer un acte terroriste.

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Contexte

Deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, la République démocratique fédérale d’Éthiopie comporte neuf États régionaux et forme une mosaïque de groupes ethniques. En 1991, le Front démocratique révolutionnaire populaire éthiopien (FDRPE), contrôlé par l’ethnie des Tigréens, renverse la dictature militaro-communiste de Mengistu Hailé Mariam, le Derg (responsable de l’élimination de plusieurs dizaines de milliers de ses opposants entre 1975 et 1991), à la suite d’une sanglante guerre civile. Après sa victoire aux élections générales du 15 mai 2005, contestée par l’opposition, la coalition du FDRPE gouvernée par le Premier ministre Méles Zenawi a pratiqué une répression meurtrière vis-à vis des manifestants qui protestaient contre ce résultat. 193 d’entre eux ont été tués d’après le juge éthiopien Wolde-Michael Meshesha, qui a réalisé un rapport sur ces événements avant de quitter le pays à cause des pressions et des menaces de mort. Le pouvoir en place a ensuite accentué sa mainmise sur l’administration et réduit encore plus l’espace démocratique : intimidations et sanctions contre les partis d’opposition, muselage des médias indépendants qui ne relaient pas les positions du gouvernement, restrictions des libertés d’association et de réunion... État-parti autoritaire, le FDRPE a remporté le scrutin législatif du 23 mai 2010 avec 99,6 % des voix dans des conditions jugées peu équitables par les observateurs de l’Union européenne et exerce un contrôle politique total sur l’Éthiopie. Sur le front militaire, le pays est en proie depuis le début des années quatre-vingt-dix à plusieurs conflits de basse intensité avec des groupes d’opposition armés séparatistes à connotation ethnique dans les régions d’Oromia et de Somali − Front de libération oromo (FLO) et Front national de libération de l’Ogaden (FNLO). Les autorités éthiopiennes font aussi face à un différend territorial non résolu avec l’Érythrée qui a débouché sur une guerre entre 1998 et 2000, causant la mort de plus de 100 000 personnes.

Pratiques de la torture

Largement répandu dans le passé, le recours aux actes de torture reste encore très présent chez les forces de l’ordre dans le but d’interroger des personnes sous le coup d’une enquête pénale, faute de formation aux droits de l’homme et à des méthodes d’enquête permettant d’obtenir des preuves sans usage de la violence. Le maintien de la pratique tortionnaire résulte surtout de l’absence de volonté politique d’y mettre un terme. Au cours des dernières années, le gouvernement a multiplié les mesures exceptionnelles propices aux dérapages, notamment la législation antiterroriste qui autorise un agent de police à arrêter sans mandat toute personne « qu’il soupconne raisonnablement » d’avoir commis ou de préparer un acte terroriste. Quant aux régions en conflit de Somali et d’Oromia, elles sont soumises à un « état d’exception » qui ressemble de facto à un état d’urgence.

Victimes

La typologie des victimes potentielles de torture est variée et dépend en partie du statut des personnes et de leur appartenance ethnique. Les principales personnes visées par la torture sont celles issues des ethnies oromo et somali, jugées déloyales par le pouvoir central ; les membres des partis d’opposition, en particulier ceux à connotation ethnique comme l’Oromo Federalist Congress (OFC-Congrès fédéraliste oromo) et l’Oromo Federalist Democratic Movement (OFDM-Mouvement démocratique fédéraliste oromo) ; les étudiants contestataires et les dissidents ; les journalistes indépendants critiques envers le régime en place et les personnes considérées comme des terroristes. En mars 2011, les autorités éthiopiennes ont ainsi procédé à l’arrestation arbitraire de plus de 200 membres de l’ethnie oromo : hommes politiques, fonctionnaires, professeurs et étudiants associés aux partis de l’OFC et de l’OFDM. Plusieurs d’entre eux ont été frappés lors de leur interpellation. Les personnes interpellées dans le cadre de la lutte contre les groupes d’opposition armés, en tant que membres ou sympathisants supposés, sont aussi régulièrement torturées par les militaires. Depuis quelques années, des milliers de civils appartenant aux ethnies oromo et somali ont été arrêtés et souvent soumis à la torture et aux mauvais traitements. Le 29 novembre 2007, Mulatu Aberra, un commerçant oromo âgé de 34 ans, déjà arrêté à deux reprises à cause de ses liens supposés avec le FLO, a été interpellé pour le même motif. Conduit dans une cellule secrète située au sous-sol du poste de police de la ville d’Harar, il a subi des actes de torture et n’a pas reçu les soins médicaux nécessaires pour ses blessures. Faute de preuves, il a finalement été remis en liberté le 1er juillet 2008 après avoir payé une caution de 3 000 birrs (environ 120 euros). Il a fui le pays quelques semaines plus tard. La répression contre les opposants politiques s’exacerbe en période électorale. À l’époque du scrutin législatif de mai 2010, 1 200 partisans de l’OFC ont été interpellés et parfois brutalisés au moment de leur arrestation par les forces de sécurité, avant d’aller grossir la masse des prisonniers politiques déjà incarcérée en Éthiopie, souvent au secret. Selon l’OFC, le militant Biyansa Daba aurait été battu à mort à son domicile le 7 avril 2010 en raison de son activité politique. Les sévices s’accompagnent souvent de violences sexuelles pour les victimes de sexe féminin, par exemple lors de la campagne de viols orchestrée par les forces spéciales de la police en 2009 dans les zones de Deegehabur et Kebredehar, dans la région de l’Ogaden. Sous prétexte de combattre le terrorisme, le gouvernement a par ailleurs enlevé en 2007 des dizaines de terroristes présumés de diverses nationalités au Kenya et en Somalie, avec l’accord des États concernés et le soutien des États-Unis. Interrogés dans la base militaire éthiopienne d’Awassa, les suspects ont fait l’objet de tortures et ont été détenus au secret pendant des périodes allant jusqu’à cinq mois.

Tortionnaires et lieux de torture

En Éthiopie, les membres des différentes forces de l’ordre et de renseignement se rendent coupables d’actes de torture. Parmi elles, il y a les agents de la police fédérale placée sous le contrôle du ministre des Affaires fédérales – notamment ceux de la section antiterroriste, composée en majorité de Tigréens –, les militaires de la Force de défense nationale éthiopienne, le personnel du National Intelligence and Security Service (NISS-Service de sécurité et d’intelligence nationale) et les gardiens de prison. La Commission éthiopienne des droits de l’homme, créée en juillet 2000 pour surveiller les lieux de privation de liberté, a signalé dans un rapport publié en 2008 plusieurs cas de mauvais traitements et d’actes de torture commis par le personnel pénitentiaire dans certaines des 35 prisons qu’elle a pu visiter. Les institutions en charge de la sécurité au niveau régional, dont la police, font un usage disproportionné de la force, surtout au cours des opérations de contre-insurrection. Dans les régions d’Oromia et de Somali, la confusion règne sur les rôles respectifs de l’armée et de la police en matière pénale et des milices privées, dotées de fonctions normalement dévolues aux policiers, se livrent aussi à des atteintes aux droits de l’homme. Commis parfois lors de l’arrestation, les actes de torture interviennent essentiellement au cours de la phase de détention. Les sévices sont perpétrés en garde à vue, lors d’interrogatoires tenus à la demande expresse, avec le consentement ou la participation d’officiers supérieurs. Selon des informations crédibles, des représentants des autorités locales assistent parfois aux séances de torture des individus perçus comme des opposants politiques. Parmi les centres de détention officiels – les postes de police, les trois prisons fédérales et les 120 prisons régionales –, le Département central d’enquêtes, appelé Maikelawi, est particulièrement connu pour les sévices qui y sont infligés aux prisonniers politiques. Il existe par ailleurs dans le pays de nombreux centres de détention illégaux ou clandestins, notamment dans les villes de Dedessa, Bir Sheleko, Tolay, Hormat, Blate, Tatek, Jijiga, Holeta et Senkele, installés dans des camps militaires pour la plupart ou dans des maisons individuelles et des sous-sols d’immeubles publics, où la torture est pratiquée. Les mauvais traitements et les actes de torture ont aussi lieu à l’extérieur, dans des endroits inhabités comme les forêts et les champs, et en public dans les villages situés en zone de conflit, pour décourager les habitants de soutenir les rébellions. En milieu rural, des écoles et des dispensaires sont souvent reconvertis en centres de torture.

Méthodes et objectifs

Les techniques utilisées par les divers auteurs de torture sont nombreuses et comprennent par exemple le tabassage, ciblé en particulier sur les parties génitales ; la falaqa ; la castration ; le waterboarding ; la menace d’inoculation du VIH à l’aide de seringues contaminées ; l’attachement de bouteilles pleines ou de poids de 2 à 3 kg aux testicules ; l’obligation de marcher pieds nus sur des débris de verre ou de monter et de descendre des marches d’escaliers pendant des heures avec des charges parfois lourdes de 80 kg ; l’usage de médicaments pour droguer le détenu ; l’humiliation avec des crachats, des insultes ou l’obligation de manger ses matières fécales et de boire son urine ou son sang. Les tortionnaires cherchent à obtenir des renseignements et des aveux dans le cadre des enquêtes et à faire signer des déclarations prérédigées d’appartenance à un parti politique ou à un groupe d’opposition armé.

Législation et pratiques judiciaires

Condamnation juridique de la torture

Partie à la Convention contre la torture des Nations unies depuis 1994, l’Éthiopie a rendu avec 14 ans de retard son rapport initial sur les mesures prises pour donner effet aux engagements imposés par le texte de l’ONU. En théorie, les États parties doivent présenter ce rapport au Comité contre la torture des Nations unies (Committee Against Torture-CAT) dans un délai d’un an suivant l’entrée en vigueur de la Convention. La Constitution fédérale, entrée en vigueur en 1995, interdit en son article 18.1. tout traitement ou peine cruels, inhumains ou dégradants, sans employer pour autant le terme de torture. En vertu de l’article 28.1., les exécutions sommaires, les disparitions forcées et les actes de torture sont imprescriptibles. Les Constitutions régionales comportent des dispositions similaires. Le Code pénal, révisé en 2004, évoque la torture dans son article 424 sur les « méthodes inappropriées », mais en propose une définition bien plus restreinte que celle énoncée par la Convention : il ne précise pas le degré de douleurs ou de souffrances dont il s’agit et ne couvre pas tous les motifs de l’usage de la torture, puisqu’il exclut la punition, l’intimidation et la pression exercées sur la victime ou sur une tierce personne et la discrimination. Les peines prévues dans cet article vont de l’amende à une peine de prison de dix ans maximum. Les actes de torture qui n’entrent pas dans ce champ de définition peuvent donc seulement être sanctionnés sous le chef « d’abus de pouvoir », puni d’un an à vingt-cinq ans d’emprisonnement. Dans les circonstances de crimes de guerre, les auteurs de torture encourent des peines de prison allant de cinq à vingt ans, voire la réclusion à perpétuité ou la peine capitale. Le Code de procédure pénale de 1961 énumère aussi les actes que les officiers de police et les autres personnes placées sous l’autorité de l’État n’ont pas le droit de commettre durant leur enquête. Plusieurs règlements et directives relatifs au comportement des agents de la force publique, adoptés entre 1998 et 2007, interdisent la torture et prévoient des sanctions disciplinaires, des renvois et des poursuites pénales pour ses auteurs. Contrairement aux engagements du gouvernement, l’accès aux centres de détention connaît de nombreuses entraves. Les organisations internationales comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ne peuvent pas se rendre dans les prisons fédérales où sont emprisonnés les personnes suspectées de crimes contre la sécurité de l’État, dans le poste de police de Maikelawi ni dans les centres de détention de la région Somali, dont le CICR a été expulsé en 2007.

Poursuite des auteurs de torture

En dépit de cette interdiction de la torture, les tortionnaires bénéficient d’une impunité quasi totale. Par crainte des représailles, les victimes hésitent à porter plainte auprès de l’administration pénitentiaire, des tribunaux ou de la police, qui remplit rarement son devoir d’enquête. De plus, il n’y a aucun mécanisme spécialisé, indépendant et efficace habilité à recevoir les plaintes, à enquêter de manière rapide et impartiale sur les allégations de torture et à faire en sorte que les coupables soient jugés. La Commission éthiopienne des droits de l’homme, mandatée pour examiner les plaintes pour violation présumée des droits de l’homme, ne peut pas engager de poursuite et n’est pas suivie par le gouvernement. Les autorités ont tendance à nier toute accusation d’atteinte aux droits de l’homme et refusent les demandes d’enquête internationale sur leur sol ainsi que les requêtes d’investigation des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Pour apaiser la communauté internationale, elles procèdent de temps en temps à des parodies d’enquête. Dans son rapport soumis au CAT en juillet 2009, l’Éthiopie ne mentionne d’ailleurs aucune poursuite, condamnation ou sanction engagée contre des soldats, des policiers ou des membres du personnel pénitentiaire pour des actes de torture ou des mauvais traitements. Elle ne fournit aucune information non plus sur des décisions de justice accordant une indemnisation à des victimes d’actes de torture et de mauvais traitements ou à leur famille. Le gouvernement éthiopien a ainsi remanié le rapport initial de la commission d’enquête parlementaire sur les violences postélectorales de 2005, qui concluait à un usage excessif de la force par les policiers, avant sa présentation au Parlement, pour ne plus mettre en cause les forces de l’ordre. Quant aux meurtres, actes de torture, viols et détentions arbitraires perpétrés en 2007 par les militaires pendant les opérations anti-insurrectionnelles contre le FNLO dans la région Somali, ils n’ont donné lieu à aucune enquête jusqu’à présent. Pour réduire les ONG locales au silence, les autorités ont adopté en 2009 la loi n° 621/2009 qui interdit aux associations financées à plus de 10 % par des fonds étrangers de travailler dans des domaines tels que la défense des droits de l’homme et de la démocratie, la promotion de la réconciliation nationale et de la résolution des conflits ou l’amélioration de l’administration de la justice. Certaines organisations comme le Conseil éthiopien des droits de l’homme, l’Association du barreau éthiopien et le Centre de réadaptation des victimes de la torture en Éthiopie ont par conséquent réduit ou gelé leur activité. Le système judiciaire, théoriquement indépendant, subit des menaces et des ingérences de la part du pouvoir exécutif, qui intervient fréquemment dans les procédures pénales. De peur de perdre leur emploi, voire leur vie, de nombreux juges n’enquêtent pas sur les allégations de torture et se servent des éléments obtenus sous la contrainte comme preuves à charge, contrairement aux garanties constitutionnelles et aux dispositions du Code de procédure pénale. Ceux qui ont résisté aux pressions politiques, acquitté et remis en liberté des personnes accusées d’actes terroristes ou de crimes contre l’État ont été destitués.

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