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Espagne
Un monde tortionnaire

Espagne

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Contexte

Trente-cinq ans après la mort de Franco, l’Espagne s’est profondément transformée. Ce pays renvoie ainsi l’image d’une pacification et d’une démocratisation réussie après trois années de guerre civile aussi sanglante que fratricide, de 1936 à 1939, et plusieurs décennies d’une dictature qui réprima sans ménagement toute résistance. Pourtant, la transition démocratique fut marquée par un cycle de violences sans égal dans l’Europe occidentale de la seconde moitié du XXe siècle et dont l’Espagne porte aujourd’hui encore les traces.

Ces violences naissent dès les dernières années de la dictature franquiste du fait d’antagonismes croissants au sein de la société et de la politique espagnoles entre franquistes « immobilistes », réformateurs issus du régime de Franco ou de l’opposition, et groupuscules révolutionnaires partisans de la lutte armée. Après la mort de Franco, les instances gouvernementale et royale mettent plusieurs années à affirmer leur autorité. Deux éléments expliquent les freins mis à la réforme des appareils répressifs de l’État : la présence d’éléments très conservateurs au sein de l’armée et de la police (le personnel n’ayant pas été remplacé dans les années qui suivirent la mort de Franco), d’une part, et la menace terroriste qui se polarise autour des attentats perpétrés par l’ETA (dont les forces de sécurité constituent une cible privilégiée), d’autre part. La violence d’État mise en place sous Franco se prolonge ainsi, de fait, après la dictature dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Ces tensions ont par ailleurs contribué à exacerber les antagonismes issus de la guerre civile et de la dictature, alors même que les plaies ouvertes par ces évènements tragiques n’ont pu être cicatrisées par les lois d’amnistie des années soixante-dix qui ont amalgamé les crimes commis pendant la guerre, imputables aux deux camps, et ceux commis par la dictature franquiste.

Par rapport aux années quatre-vingt-dix et au début des années 2000, les actions de l’ETA se font aujourd’hui plus sporadiques, favorisant un climat d’apaisement et un meilleur encadrement des activités policières. La prévention des actes de torture à l’encontre de personnes suspectées de terrorisme s’est ainsi renforcée ces dernières années, bien que ces mesures préventives restent encore insuffisantes. De manière générale, les chiffres officiels avancés par le gouvernement espagnol font état d’une pratique extrêmement marginale de la torture et des mauvais traitements commis par des agents de l’État. Pourtant, d’après les ONG, le nombre d’agents mis en cause chaque année se compte en réalité en centaines et non en dizaines de personnes.

Par ailleurs, l’arrivée au pouvoir en mars 2004 du gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero a permis de répondre partiellement aux demandes de reconnaissance des familles de victimes de la dictature. Ainsi, la loi 52/2007 sur la mémoire historique, adoptée le 31 octobre 2007, prévoit leur indemnisation et reconnaît le caractère « injuste » des violations des libertés et des droits de l’homme commises sous le régime de Franco.

Depuis les années deux mille, le gouvernement espagnol, sous la pression notamment de ses voisins européens, poursuit une politique de lutte contre l’immigration illégale de plus en plus ferme, ce qui pose aujourd’hui des questions en termes de respect des droits des migrants.

Violences imputables aux forces de sécurité

La police nationale, les différentes polices municipales, les agents pénitentiaires, la garde civile, ainsi que les polices autonomes de Catalogne et du Pays basque (les Mossos d’Escuadra et les Ertzaintza) sont particulièrement visés par les plaintes pour tortures ou mauvais traitements infligés par des agents des forces de l’ordre. Il s’agit de mauvais traitements perpétrés par certains fonctionnaires de police sur des personnes suspectées de terrorisme ou sur des migrants soumis à des contrôles parfois violents opérés dans le cadre de la lutte contre l’immigration illégale. La pratique de mauvais traitements n’est cependant pas confinée aux luttes contre le terrorisme et l’immigration illégale, et se retrouve lors de banales interpellations.

Le 26 décembre 2006, Sandra Guzman a déposé une plainte dénonçant des coups de poings et de pieds infligés la veille par un officier de la police autonome basque (Ertzaintza) à plusieurs hommes originaires d’Afrique du Nord, plainte qu’elle réitéra en janvier 2007 devant un juge d’instruction de Bilbao. Par la suite, un officier de la police chargée des enquêtes internes aux Ertzaintza s’est présenté au domicile de ses parents pour leur demander de convaincre leur fille de retirer sa plainte, ce qu’elle refusa de faire. Le 29 mai 2007, sa plainte a été classée sans suite.

En janvier 2008, Igor Portu Juanena, Basque suspecté de terrorisme au sein de l’organisation ETA, a été hospitalisé au service des urgences d’un hôpital de Saint-Sébastien après avoir été arrêté et placé en détention par la garde civile. Il souffrait de multiples lésions dont une côte fracturée, un hématome à l’œil gauche et une contusion pulmonaire. À ce jour, les conclusions de l’enquête menée par le parquet de Saint-Sébastien contre les 15 gardes civils accusés de torture sur la personne d’Igor Portu n’ont toujours pas été rendues.

Légalité de la détention et conditions carcérales

La lutte contre le terrorisme telle que pratiquée en Espagne pose un double problème : celui de la légalité de la détention et des risques de tortures qui pèsent sur les suspects en régime de détention incommunicado.

Le régime de détention incommunicado, prévu par la loi espagnole sur la procédure pénale, n’offre pas de garanties suffisantes contre le risque de tortures et de mauvais traitements de personnes suspectées de terrorisme : pendant la durée de sa détention, qui peut aller jusqu’à treize jours, le suspect est privé de communication avec sa famille ou avec ses proches ; il ne peut être examiné que par un médecin désigné par l’État ; son avocat, avec lequel il ne peut pas s’entretenir en privé, est désigné d’office par le barreau sur demande de la police. Un certain nombre d’allégations de torture ou de mauvais traitements au cours de détentions incommunicado ont ainsi été enregistrées, mais la plupart n’ont pas fait l’objet d’enquêtes. Si des mesures ont été prises ces dernières années pour renforcer le contrôle du juge et éviter les mauvais traitements lors de la détention incommunicado, celles-ci restent néanmoins trop peu appliquées. En 2006, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et, en décembre 2009, le Comité contre la torture ont demandé à ce que ce régime de détention incommunicado soit supprimé. Un tel régime a également été dénoncé en 2008 par le rapporteur spécial sur la protection et la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Les ONG dénoncent aussi régulièrement la détention provisoire qui est appliquée aux suspects de terrorisme, parfois jusqu’à quatre ans avant leur jugement, ce qui pose d’évidentes questions de délais raisonnables de jugement. Ces suspects sont placés automatiquement en régime fermé qui, alors qu’il s’applique normalement aux détenus extrêmement dangereux ou qui ne s’adaptent pas au régime ordinaire de détention, est utilisé pour des suspects n’ayant pas encore été jugés et qui ne présentent la plupart du temps pas de réel risque de dangerosité.

Une seconde préoccupation concerne les conditions générales de détention. Selon les organisations non-gouvernementales, les prisons espagnoles enregistreraient un taux d’occupation de 150 %, soit une surpopulation carcérale qui ne peut qu’avoir des effets négatifs sur les conditions de vie des détenus. Le Comité contre la torture de l’ONU dénonce régulièrement le taux excessivement élevé de suicides tant dans les établissements pénitentiaires qu’en garde à vue. La Coordination pour la prévention et la dénonciation de la torture relève chaque année le risque de violences auxquelles seraient exposés les détenus, notamment d’abus sexuels.

Violences envers les migrants

Porte d’entrée de l’Europe, l’Espagne est un pays de passage ou d’arrivée important pour nombre de migrants économiques et de demandeurs d’asile en provenance du continent africain. Les polémiques autour de la sécurisation de Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles en Afrique du Nord, illustrent très bien les difficultés rencontrées par les autorités pour réguler les flux migratoires et les graves dérives qui peuvent en découler. À l’automne 2005, 13 migrants ont trouvé la mort en tentant de franchir les barbelés qui séparent le Maroc de Melilla. Les ONG ont notamment dénoncé le recours excessif par les policiers de la garde civile à la force et aux armes de type « flash ball », dont les projectiles blessent ceux qui tentent de franchir les barbelés ou les font chuter de plusieurs mètres. En octobre 2005, la télévision espagnole a diffusé une vidéo montrant un garde civil espagnol frappant un migrant à terre entre les deux grillages séparant le Maroc de Melilla. La crainte de représailles et de renvoi dans leur pays d’origine dissuade les migrants arrivés illégalement en Espagne de porter plainte pour brutalités policières. Il est dès lors très difficile de mesurer l’ampleur réelle de ce problème.

Les conditions d’accueil des mineurs non accompagnés dans les îles Canaries sont aussi dénoncées par les ONG, dont Human Rights Watch, notamment l’absence de chauffage et d’eau chaude, des repas insuffisants, des violences récurrentes entre les enfants migrants, qui seraient constitutifs de mauvais traitements.

Renvois dangereux

Ces pratiques s’accompagnent d’une politique d’asile particulièrement restrictive. La loi du 29 octobre 2009, dite « loi des étrangers », a durci de fait l’accès au statut de réfugié.

L’Espagne use par ailleurs de voies diplomatiques pour contrôler les flux migratoires, parfois aux dépens de la sécurité des migrants. C’est le cas des accords de réadmission conclus entre l’Espagne et le Maroc, l’Espagne renvoyant les migrants clandestins ayant transité par le Maroc dans ce pays où les autorités se soucient bien moins de leurs droits, les abandonnant parfois en plein désert sans ravitaillement, ni protection. Il est en outre fréquent, en particulier à Ceuta et Melilla, que des migrants soient expulsés vers le Maroc sans avoir été informés de leur droit à une aide juridique et à un interprète, et sans avoir pu bénéficier d’une aide médicale, ce qui les expose au risque d’être renvoyés à terme vers des pays pratiquant la torture, en violation du principe de non-refoulement.

L’Espagne est aussi particulièrement concernée par la politique d’externalisation de l’Union européenne mise en œuvre par l’agence Frontex dont les agents interceptent les migrants en pleine mer, comme au large des îles Canaries, et les renvoient vers des pays tels que le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie ou la Libye, passant parfois outre les risques qu’ils encourent en cas de retour dans leur pays d’origine. D’autres pratiques posent également problème, comme le recours aux assurances diplomatiques qui mettent en danger la sécurité et l’intégrité physique de demandeurs d’asile en les renvoyant dans leur pays d’origine où ils risquent d’être persécutés.

Condamnation de la torture en droit interne et répression des auteurs de torture

La torture et les mauvais traitements sont prohibés par l’article 15 de la Constitution espagnole et incriminés aux articles 173 et 174 du code pénal. L’absence jusqu’en 2010 de Commission indépendante chargée d’enquêter spécifiquement sur les cas de torture explique le manque de fiabilité des données transmises par les institutions publiques espagnoles. En 2009, la Coordination pour la prévention et la dénonciation de la torture dénombrait dans toute l’Espagne 624 plaintes individuelles pour torture ou mauvais traitements commis par des agents des forces de l’ordre.

Face au nombre important de plaintes déposées chaque année pour torture ou traitements dégradants dans les commissariats, certains de ces centres de police se sont équipés de systèmes de vidéosurveillance. Cette politique semble être efficace lorsqu’elle est appliquée. Les caméras peuvent également servir de preuve pour poursuivre des agents de la force publique pour mauvais traitements : en juin 2009, trois policiers autonomes du commissariat de Les Corts, à Barcelone, ont été reconnus coupables de coups et blessures et condamnés à 600 euros d’amende, une caméra dissimulée les ayant filmés en mars 2007 en train de frapper à coups de poings et de pieds un suspect. Dans les autres régions, ces mesures sont toutefois encore peu appliquées du fait de la réticence des policiers à voir installer des caméras sur leur lieu de travail.

Il est par ailleurs fréquent que les affaires de torture et de mauvais traitements soient instruites par un juge qui confie les investigations à une personne appartenant au même corps de police que les agents mis en cause dans la plainte. Un nombre important de plaintes a ainsi été classé sans suite en raison de l’insuffisance de preuves, de rapports médicaux incomplets ou de défaut d’enquête indépendante.

Concernant la compétence des juridictions nationales pour des crimes particulièrement graves commis à l’extérieur de l’État, le droit espagnol reconnaît le principe de compétence universelle permettant aux tribunaux espagnols de juger les auteurs de génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité et crime de torture. Alors que cette prérogative leur était reconnue sans restriction de lieu ou de nationalité des prévenus, les députés espagnols ont voté le 19 mai 2009 une résolution qui limite la mise en œuvre de ce mécanisme aux responsables présumés se trouvant sur le sol espagnol ou à la condition que certaines des victimes soient espagnoles. Cette résolution ajoute que les faits ne doivent pas déjà faire l’objet d’une enquête pénale par une juridiction internationale ou dans le pays où ils ont été commis.

Enfin, concernant les violations des droits de l’homme et les faits de torture commis sous la période franquiste, la loi d’amnistie de 1977 interdit toute poursuite des crimes considérés comme « politiques » perpétrés sous la dictature franquiste. Le juge Garzon a été inculpé et suspendu de ses fonctions le 17 mai 2010 pour avoir engagé des poursuites qu’il savait illégales parce qu’elles auraient concerné des faits amnistiés par la loi de 1977 (prévarication). Parmi les crimes couverts par l’amnistie, certaines exactions risquent de ne jamais faire l’objet d’enquêtes, en particulier les disparitions forcées massives. Or, dans ses recommandations à l’Espagne en décembre 2009, le Comité contre la torture de l’ONU a demandé à celle-ci de « veiller à ce que les actes de torture, qui comprennent également les disparitions forcées, ne puissent pas faire l’objet d’une amnistie. » Il a également demandé à l’Espagne que tous les crimes de torture soient imprescriptibles, même s’ils ne sont pas considérés comme crimes contre l’humanité.

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