Bosnie-Herzégovine
Un monde tortionnaire

Bosnie-Herzégovine

Depuis la fin de la guerre en 1995, le pays est placé sous la tutelle de la communauté internationale. Dans ce contexte d’étroite surveillance, il n’existe pas de recours patent à la torture. Cependant, certaines pratiques et situations sont contraires à l’interdiction absolue des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les conditions de détention restent largement en dessous des règles pénitentiaires européennes et des cas de mauvais traitements sont signalés. Par ailleurs, en se rapprochant de l’Union européenne, la Bosnie-Herzégovine a pris des mesures pour « lutter contre le terrorisme » propices aux abus.

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Contexte

La signature des accords de Dayton, le 14 décembre 1995, a mis fin à la guerre qui avait ravagé la Bosnie pendant trois ans et fait plus de 100 000 morts. Les accords de Dayton définissent l’organisation institutionnelle du pays : la Bosnie-Herzégovine est un État fédéral composé de deux entités, la République serbe de Bosnie (Republika Srpska-RS) et la Fédération de Bosnie-Herzégovine (FBiH). Le district de Brcko, qui bénéficie d’un statut d’autonomie, est également placé sous la juridiction de l’État central. Au niveau fédéral, la direction du pays est assurée par une présidence collégiale formée de représentants des trois principales communautés (les Bosniaques, les Croates et les Serbes), chacun gérant la présidence à tour de rôle pendant huit mois, sur un mandat de quatre ans. Les accords de Dayton mettent aussi en place une tutelle internationale exercée par un Haut Représentant des Nations unies, également Représentant spécial de l’Union européenne (UE), qui possède notamment le pouvoir de destituer les responsables politiques et d’imposer des lois. Ils prévoient enfin le déploiement d’une force internationale, remplacée en 2004 par une force européenne, l’EUFOR-Althéa. Seize ans après la fin du conflit, la Bosnie-Herzégovine demeure profondément divisée. Depuis les élections générales d’octobre 2010, marquées par des discours nationalistes, le pays est traversé par une crise politique grave et n’est toujours pas parvenu, un an plus tard, à se doter d’un gouvernement central, faute d’accord entre les différentes représentations politiques. La communauté internationale conserve sa tutelle sur le pays et l’UE dispose toujours sur place d’une force militaire de maintien de la paix de 1 600 hommes. La signature, le 16 juin 2008, de l’accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne a formellement ouvert le processus d’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’UE, mais les blocages restent importants. Ils concernent essentiellement les dysfonctionnements liés à la fragmentation des pouvoirs et à la complexité institutionnelle du pays, qui entravent l’élaboration de politiques communes et la mise en œuvre de réformes, notamment celles de l’administration publique et de la justice. Une révision de la Constitution est par ailleurs indispensable pour prendre en compte l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de décembre 2009 dans l’affaire Sejdic et Finci c. Bosnie-Herzégovine concernant la discrimination ethnique dans la représentation politique du pays.

Pratiques de la torture

Dans ce contexte d’étroite surveillance internationale, il n’existe pas de recours patent à la torture en Bosnie-Herzégovine. Cependant, certaines pratiques et situations sont contraires à l’interdiction absolue des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les conditions de détention restent largement en dessous des règles pénitentiaires européennes et des cas de mauvais traitements sont signalés. Par ailleurs, en se rapprochant de l’Union européenne, la Bosnie-Herzégovine a pris des mesures pour « lutter contre le terrorisme » propices aux abus. Enfin, si les principaux responsables des crimes commis pendant le conflit ont été traduits devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), en particulier à la suite de l’arrestation, le 26 mai 2011, de Ratko Mladic, un grand nombre de victimes de la guerre attendent toujours justice et réparation.

Conditions de détention et mauvais traitements

Dans les deux entités, les conditions de détention sont globalement préoccupantes. Fin 2009, 2 749 personnes étaient incarcérées : 20 par les autorités fédérales, 1 671 par la FBiH et 1 058 par la RS. Dans un rapport de septembre 2009, les médiateurs des droits de l’homme ou Ombudsmen – une institution indépendante chargée de la protection des droits de l’homme – déploraient des infrastructures obsolètes et surpeuplées, des problèmes d’hygiène et de promiscuité, des difficultés d’accès aux services de santé et l’insuffisance des activités proposées.

Dans la quasi-totalité des prisons, les incidents violents entre détenus sont fréquents et conduisent à un sentiment général d’insécurité. Selon le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe (CPT), « l’absence de réaction appropriée de l’administration pénitentiaire peut créer un climat dans lequel les détenus qui souhaiteraient maltraiter d’autres détenus peuvent rapidement penser – et avec de très bonnes raisons – qu’ils peuvent le faire en toute impunité ». Ainsi, des parties entières de la prison de Zenica (une des principales villes de la FBiH) seraient contrôlées par des gangs, usant de la violence et de menaces et pratiquant racket et trafic de drogue.

Cette situation s’explique par une carence de personnel de surveillance, une surpopulation carcérale importante, l’existence de blocs pouvant héberger 60 personnes dans des dortoirs collectifs sans la présence de gardiens et, surtout, la non-séparation des différentes catégories de détenus. Ainsi, un même établissement peut accueillir des personnes en détention provisoire, des individus condamnés pour des crimes graves, des femmes et des mineurs. En 2009, la prison de la capitale Sarajevo (Sarajevo Remand Prison) accueillait ainsi deux jeunes de moins de 18 ans placés en détention avec des majeurs dont la seule activité consistait en trente minutes d’exercice par jour.

Les institutions qui visitent les prisons du pays rapportent globalement peu d’allégations de mauvais traitements par les membres du personnel pénitentiaire. Selon les médiateurs des droits de l’homme cependant, un petit nombre de détenus se sont plaints d’abus : coups de pied ou de poing, fermetures bruyantes des portes pendant les heures de repos, menaces verbales, humiliations, recours abusif aux tests antidrogue, etc. Le CPT fait également état de cas de violences, notamment le passage à tabac – dans une cage d’escalier en dehors du champ des caméras de surveillance – de détenus de la prison de Sarajevo, en représailles à une tentative d’évasion, et les coups de pied, de poing et de matraque assenés à des détenus lors de leur transfert dans l’aile disciplinaire de la prison de Zenica, transfert effectué de nuit en l’absence du chef d’unité. Les autorités de Bosnie ont récemment adopté des mesures visant à améliorer les conditions de détention, en particulier la construction de nouveaux établissements et la rénovation des structures existantes.

Violences policières

En 2007 et 2008, plusieurs sources s’inquiétaient du recours courant aux mauvais traitements par les policiers. En février 2008, Amnesty International notait que « les mauvais traitements par les forces de police [semblaient] être ordinaires ». Le CPT dénonçait de son côté des violences commises au moment des interpellations et des interrogatoires, consistant essentiellement en des « coups de pied, de poing et de bâton sur différentes parties du corps ». Bien qu’il existe peu de données récentes sur les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par des policiers, la situation semble n’avoir guère évolué. La dimension relative à la protection des droits de l’homme était notamment absente des discussions préalables à la réforme de la police, exigée par l’Union européenne et intervenue en 2008.

Lutte contre le terrorisme : détentions illimitées, mauvais traitements et renvois dangereux

Pendant la guerre, de nombreux ressortissants de pays arabo-musulmans sont venus combattre aux côtés des musulmans de Bosnie, notamment dans le cadre de groupes de moudjahidines étrangers ou dans les rangs de l’armée de Bosnie-Herzégovine. Certains ont également rejoint des associations humanitaires. Nombre d’entre eux sont restés dans le pays après le conflit et y ont acquis la nationalité ou un statut de résident permanent. Après les attentats du 11 septembre 2001, leur présence en Bosnie-Herzégovine et leur lien éventuel avec le terrorisme international sont devenus un sujet de préoccupation pour les services de renseignements occidentaux. Six d’entre eux ont notamment été remis aux États-Unis et transférés illégalement sur la base de Guantánamo, où ils ont subi tortures et mauvais traitements.

En 2005, les autorités ont promulgué un texte de loi qui prévoit de réviser les modalités d’obtention de la citoyenneté bosnienne pour tous ceux qui l’auraient acquise par naturalisation entre avril 1992 et janvier 2006. Une commission de révision et de révocation des naturalisations a ainsi été mise en place, qui a retiré la citoyenneté bosnienne à 661 personnes, au motif que celle-ci aurait été obtenue par des moyens illégaux. Ces décisions ont été prises sans que les individus concernés aient été entendus et n’ont pas été motivées.

Plusieurs personnes déchues de leur nationalité ont alors été arrêtées et enfermées dans le centre de détention pour étrangers de Lukavica, situé dans la banlieue de la capitale, dans la perspective de leur renvoi. La loi dispose qu’un étranger sous le coup d’une mesure d’expulsion peut être placé « sous supervision » avant son éloignement. La durée de détention est en principe limitée à trente jours, mais peut être prolongée jusqu’à cent quatre-vingts jours. Depuis 2008, une nouvelle disposition législative permet aux autorités d’étendre à titre exceptionnel cette « supervision » au-delà de ce délai, « lorsque l’étranger empêche son renvoi ou lorsqu’il ne peut être renvoyé pour toute autre raison ». En pratique, la loi autorise ainsi la détention d’étrangers pour une durée illimitée sans qu’aucune charge ait été retenue à leur encontre. Ainsi, le Syrien Imad al-Husein a entamé, le 6 octobre 2011, sa quatrième année de détention, malgré deux décisions de la Cour constitutionnelle bosnienne et de la Cour européenne des droits de l’homme demandant de surseoir à son expulsion. Plusieurs autres personnes entamaient au même moment leurs deuxième et troisième années de détention.

Outre l’incertitude quant à leur sort ou leur date d’éloignement, constitutive en soi d’un traitement inhumain, certains détenus ont évoqué des violences physiques (coups de poing, de pied et de matraque). L’un a dit s’être fait frapper par un policier du centre et avoir eu plusieurs côtes cassées et d’autres avoir reçu des gifles pour avoir osé poser une question à un gardien. En mars 2011, deux d’entre eux, qui avaient essayé de s’évader, se sont plaints d’avoir été passés à tabac après avoir été rattrapés. L’un d’eux a été gravement blessé à l’oeil et a dû subir trois hospitalisations. Ils ont ensuite été placés à l’isolement. Par ailleurs, les gardiens adopteraient des mesures punitives de façon arbitraire. Début octobre 2011, des prisonniers du centre ont entamé une énième grève de la faim pour dénoncer la longueur et la dureté de leur détention.

Les deux tiers des personnes qui ont été déchues de leur nationalité sont d’origine algérienne, égyptienne, soudanaise, jordanienne, syrienne, tunisienne ou turque et beaucoup craignent des persécutions en cas de retour dans leur pays d’origine. Les « déchus » de la nationalité qui ont entrepris des démarches afin d’obtenir un droit de séjour ou l’asile en Bosnie-Herzégovine se sont tous heurtés à un refus. La décision de déchéance de nationalité n’est pas susceptible d’appel administratif. Ils peuvent porter plainte devant un tribunal, mais cette plainte n’a pas d’effet suspensif. Plusieurs d’entre eux ont déjà été renvoyés vers des États où la pratique de la torture est courante. Au moins l’un d’entre eux, le Tunisien Badreddine Ferchichi, a été interpellé puis torturé à son retour et interrogé sur ses éventuels liens avec des groupes terroristes.

Législation et pratiques judiciaires

Condamnation juridique de la torture

La Bosnie-Herzégovine a ratifié sans réserve la Convention des Nations unies contre la torture en 1993. Elle a également ratifié en 2008 le Protocole facultatif à la Convention, mais n’a pas encore mis en place le mécanisme national de prévention prévu par ce traité.

La Constitution de la Bosnie-Herzégovine ainsi que celles des deux entités interdisent le recours à la torture et aux mauvais traitements. Cependant, il n’existe pas dans le droit pénal bosnien d’infraction spécifique criminalisant la pratique de la torture telle que définie par la Convention des Nations unies et les définitions légales de la torture de la RS et du district de Brcko divergent de celle du Code pénal de Bosnie-Herzégovine. Lors de son examen par le Comité contre la torture de l’ONU (Committee Against Torture-CAT) en novembre 2010, le gouvernement bosnien s’est engagé à amender le Code pénal et à harmoniser la définition de la torture dans la législation de l’État fédéral et des entités fédérées.

Les textes de loi prévoient des mécanismes de plainte et d’enquête satisfaisants. Le ministère public est tenu d’initier une enquête en cas de suspicion de torture ou de mauvais traitement et plusieurs instances au sein des ministères de l’Intérieur des deux entités ainsi qu’à l’échelon local permettent aux citoyens de dénoncer les abus commis par la police. Il existe également des systèmes de supervision et de plainte au niveau des prisons. Par ailleurs, les personnes victimes de tortures ou de mauvais traitements peuvent déposer une plainte auprès des médiateurs des droits de l’homme.

Poursuite des auteurs de torture

Dans la pratique cependant, ces dispositions sont peu ou mal appliquées. Bien qu’il n’existe pas de données complètes concernant les plaintes, les enquêtes, les poursuites et les condamnations portant sur des cas de tortures et de mauvais traitements, les détenus ne semblent pas suffisamment informés des mécanismes de plainte à leur disposition, l’efficacité et l’impartialité des médiateurs des droits de l’homme sont sujettes à caution et, selon Amnesty International, « des enquêtes rapides, indépendantes, impartiales et exhaustives sur les mauvais traitements sont rarement menées ».

Malgré l’adoption en 2008 d’un plan stratégique portant sur la manière de traiter les crimes de guerre, certaines victimes du conflit, en particulier les femmes soumises à des violences sexuelles et les familles de disparus, sont confrontées à un déni de justice. On estime entre 20 000 et 50 000 le nombre de femmes victimes de viols ou d’agressions sexuelles pendant la guerre. Pourtant, très peu d’enquêtes ont été ouvertes et très peu de poursuites ont été engagées à l’encontre de leurs auteurs. En septembre 2009, 12 personnes seulement avaient été condamnées pour des violences sexuelles dans le cadre de crimes de guerre. Les procédures butent notamment contre un cadre juridique inadapté et non conforme au droit international. Aussi, la grande majorité des victimes n’a pas obtenu réparation et ne bénéficie d’aucune prise en charge physique ou psychologique. En novembre 2010, seules 2 000 femmes percevaient une allocation de l’État en vertu de leur statut de victimes civiles de la guerre.

Par ailleurs, 25 000 à 30 000 personnes auraient été victimes de disparitions forcées entre 1992 et 1995. 10 000 à 13 000 d’entre elles sont encore portées disparues. Malgré l’adoption en 2004 d’une loi sur les disparitions forcées, les engagements de l’État à mettre en place une base de données des personnes disparues et à créer un fonds de soutien à leur famille n’ont, en octobre 2011, toujours pas été suivis d’effet et les proches des disparus attendent toujours une compensation adéquate et une réparation pour les souffrances qu’ils ont endurées.

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