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Tunisie
Communiqué

Torture en Tunisie : un premier pas vers la justice sur une route semée d’embuches

Après plusieurs mois d’un silence judiciaire assourdissant, le procureur de Tunis a enfin annoncé aux avocats de plusieurs victimes de torture l’ouverture d’enquêtes.
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Après plusieurs mois d’un silence judiciaire assourdissant, le procureur de Tunis a enfin annoncé aux avocats de plusieurs  victimes de torture l’ouverture d’enquêtes. Aussi encourageante soit-elle, cette bonne nouvelle n’est que le franchissement d’un premier obstacle dans une quête de justice jalonnée de difficultés.

Pour en savoir plus sur le phénomène tortionnaire en Tunisie

Ils s’appellent Ameur, Wassim et Mohamed. Ils ne se connaissent pas mais ont tous vécu le même drame au cours des deux dernières années : arrestation, tortures dans les locaux des brigades antiterroristes, placement en détention provisoire, plaintes pour torture demeurées sans effet.

À plusieurs reprises, l’ACAT et Freedom Without Borders ont dénoncé l’impunité dont bénéficiaient leurs tortionnaires, une impunité certes généralisée mais particulièrement criante pour les crimes de torture commis ces dernières années au nom de la lutte antiterroriste.

Dans ce contexte, l’annonce par le procureur de Tunis de l’ouverture d’enquêtes pour torture est un signe encourageant. Mais la quête de justice est jalonnée d’obstacles nombreux et particulièrement importants lorsqu’il s’agit d’enquêtes pour torture mettant en cause des agents de la lutte antiterroriste. Les magistrats sont confrontés à l’omerta des forces de sécurité qui refusent tout simplement de révéler les noms des agents en service au moment où les tortures ont été perpétrées. L’inspection générale au sein du ministère de l’Intérieur s’abrite derrière l’article 48 alinéa 1 de la loi antiterroriste de 2003 qui prévoit que : « Sont prises les mesures nécessaires à la protection des personnes auxquelles la loi a confié la constatation et la répression des infractions terroristes, notamment les magistrats, officiers de police judiciaire et agents de l’autorité publique. » Le ministère de l’Intérieur l’interprète abusivement comme permettant de garder confidentielle l’identité des agents procédant aux arrestations et aux interrogatoires.

Silence et manœuvres d’intimidation

En outre, les personnes  qui portent plainte encourent un sérieux risque de subir des mesures d’intimidation. C’est le cas par exemple d’une autre victime, Ramzi Romdhani, arrêté sur le fondement de la loi antiterroriste en 2007 et victime de torture à de nombreuses reprises sous le régime de Ben Ali. Il fait l’objet d’un harcèlement policier et judiciaire continuel qui s’est aggravé après le dépôt de sa plainte pour torture devant la justice tunisienne en 2013.

Les exemples d’Ameur, Wassim, Mohamed et Ramzi, mettent autant en lumière le piètre bilan de la lutte contre l’impunité menée depuis la révolution, que les ravages de la lutte antiterroriste qui rappellent les heures sombres et pas si lointaines que la Tunisie a connues.

Il ne se passe pas un jour sans que les médias évoquent la question terroriste, pas une semaine sans que le ministère de l’Intérieur fasse état d’une nouvelle vague d’arrestations. En revanche, rares sont les journalistes qui dénoncent l’arrière-scène de la lutte antiterroriste : les arrestations arbitraires, les descentes de police ultraviolentes, la torture pendant les interrogatoires. Ces rafles semblent en effet recueillir l’assentiment d’une partie conséquente de la population tunisienne. Sans nier l’existence de la menace terroriste, il est essentiel d’identifier les dangers et dérives d’une politique qui consisterait à donner à la police une latitude totale pour assurer la sécurité.

Qui sont-ils ?

Ameur Belaazi, en détention provisoire depuis le 7 septembre 2013 dans une affaire de terrorisme, a été sorti de la prison de Mornaguia le 13 septembre suivant, par la brigade antiterroriste de Laaouina, pour être interrogé en tant que témoin dans une autre affaire. Il raconte avoir été torturé pendant trois jours, de 8 heures à minuit et ne rentrer à la prison que pour y passer la nuit. Il dit avoir été dénudé puis suspendu dans la position du « poulet rôti » et avoir subi plusieurs coups de matraque électrique, des coups de bâton sur la plante des pieds et des brûlures au niveau des testicules. Un de ses tortionnaires lui aurait mis un pistolet au niveau de l’anus et l’aurait menacé de le tuer et de violer sa mère puis lui aurait arraché des poignées de cheveux.

Son avocat a déposé une plainte pour torture le 27 septembre 2013. Le substitut du procureur en charge des affaires de torture à l’époque ne l’a entendu que le 22 octobre suivant. Il a constaté les traces de sévices dans le procès-verbal, mais n’a ordonné d’expertise médicale que le 11 décembre 2013, après avoir été relancé par l’avocat de la victime. Non seulement cette expertise a été demandée bien trop tard, mais en plus, elle n’a jamais été effectuée, Ameur Belaazi ayant été à plusieurs reprises changé de prison, vraisemblablement pour faire obstacle au bon déroulement de l’enquête. Cela a conduit le jeune homme à faire deux tentatives de suicide et à être hospitalisé pendant une semaine à l’hôpital psychiatrique, mais sans jamais passer par un hôpital généraliste pour faire l’expertise médicale.

Wassim Ferchichi était âgé de 15 ans lorsqu’il a été arrêté par des agents de la garde nationale de Kasserine, le 2 janvier 2013. Après son arrestation, il a été emmené au poste de la garde nationale de Kasserine où il a été torturé jusqu’à son transfert, le 4 février, aux mains des agents de la police judiciaire antiterroriste de Laaouina qui lui ont fait signer des aveux. Le 8 janvier, après six jours de garde à vue, Wassim Ferchichi a été présenté devant le juge d’instruction qui l’a fait écrouer.

Quatre mois plus tard, Me Hafedh Ghadoun a été désigné par la famille pour représenter le jeune homme. Le 29 avril 2013, il a rendu visite en détention à son client qui lui a raconté ce qu’il avait subi à la garde nationale de Kasserine. Trois jours plus tard, il a déposé une plainte pour torture auprès du substitut du procureur de Tunis spécialisé dans les affaires de torture. Ce dernier a transféré la plainte au procureur de Kasserine où les tortures ont été infligées et, à ce jour, aucune enquête n’a été diligentée.

Mohamed Naceur Ferchichi a été arrêté par la brigade antiterroriste de Gorjani le 30 octobre 2014. Il allègue avoir été très violemment torturé pendant sa garde à vue. Il dit avoir été frappé à coups de poing, de pied et de matraque, ainsi qu’avec un tuyau en caoutchouc sur le dos. Il aurait aussi subi la falaqa[1], un simulacre de noyade, à dix reprises, aurait été électrocuté sur tout le corps, brûlé avec des cigarettes et aurait subi des sévices sexuels. Pour expliquer les traces de torture, le procès-verbal établi par les agents de police mentionne que Mohamed Naceur Ferchichi a fait une chute en voulant s’échapper, mais cela ne suffit pas à expliquer toutes les séquelles des sévices. Le 3 novembre 2014, au quatrième jour de sa garde à vue, il a été conduit à l’hôpital Habib Thameur pour être examiné par un médecin. Ce dernier a mentionné les traces en précisant qu’il s’agissait de « traces cutanées de violence et/ou de traumatismes pouvant dater de cinq à sept jours pour la majorité des lésions ». Ce certificat n’a pas été immédiatement remis par la police au juge d’instruction qui, en constatant les traces de torture sur le corps de Mohamed Naceur Ferchichi lors de son interrogatoire, le 6 novembre, a demandé immédiatement à ce qu’il soit soumis à une expertise médicale dans la prison de Mornaguia. Ce n’est qu’à la demande du juge d’instruction que la police judiciaire antiterroriste a finalement remis une copie de l’examen médical de garde à vue.

Pour en savoir plus sur le phénomène tortionnaire en Tunisie

  • Justice et impunité