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TORTURE, DÉMOCRATIE ET ÉTAT DE DROIT : INCOMPATIBILITÉ ABSOLUE

En tolérant que l’on revienne sur le caractère absolu de l’interdiction de la torture, démocraties et États de droit s'autodétruisent. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur la manière dont leurs fondements sont sapés par les pratiques tortionnaires.

On pourrait s'étonner que cette question puisse encore se poser de nos jours ; n'est-il pas évident que la torture est absolument incompatible avec la démocratie et l'État de droit ? Mais rien n'est plus fragile que les prétendues évidences, du moment qu'elles ne sont pas soutenues par de solides arguments rationnels. Il suffit de quelques événements dramatiques, comme un enlèvement, une prise d'otage, une bombe à retardement ou des attaques terroristes pour qu'elles commencent à vaciller et perdre leur force de persuasion. Voilà pourquoi il y a actuellement urgence à revenir de façon réflexive sur cette question.

Dans un système démocratique où l’origine et le fondement du pouvoir représentent le peuple, l’une des légitimations de ce pouvoir consiste à considérer que les différences d'opinion et les conflits politiques se règlent par des débats publics, à l'issue desquels les décisions sont prises au suffrage universel.  Cela veut dire que le rôle des citoyens ne se résume pas à donner leur suffrage lors d'élections périodiques, mais requiert une participation active aux débats publics. Le citoyen, dans la démocratie, est un « zoon politicon » (Aristote), c'est-à-dire un sujet politique dont la participation active à la vie politique présuppose autonomie, information et capacité de prise de parole. De son côté, le concept d'État de droit introduit une dimension différente, mais qui est tout à fait compatible et même complémentaire concernant la démocratie : il n'y s'agit pas de légitimer le pouvoir politique, mais d'en contrôler l'exercice. L'instance suprême de ce contrôle est la loi, ou plus précisément la loi constitutionnelle. Par elle, sont garanties la liberté, la justice, la sécurité juridique ainsi que la séparation des pouvoirs. Le citoyen de l'État de droit est quant à lui un sujet de droit qui se réclame de la dignité humaine et des droits de l'homme.

Contradiction destructrice

Qu'en est-il de la torture ? La  définition qu'en a donné la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, déclarée par l'ONU en 1984, comporte trois éléments principaux. D'abord, il y a torture si on fait subir à quelqu'un des souffrances, physiques, psychiques ou mentales qui sont, comme le dit la Convention, « cruelles, inhumaines ou dégradantes ». Ensuite, il y a torture si ces souffrances sont censées servir certaines fins. Selon la Convention, ces fins sont la tentative d'avoir des renseignements, des informations ou des aveux, l'intention de punir, la volonté d'intimider dans le but de faire pression sur quelqu'un ou sur un certain nombre de personnes. J'ajouterais pour ma part que la torture peut aussi servir à détruire quelqu'un, ceci évidemment dans le but d'intimider autrui. Enfin, d'après la Convention, il y a torture si ces souffrances sont infligées « par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ».

Ce troisième point est décisif dans le contexte de notre thème : il signifie que c'est l'État de droit et la démocratie qui sont les véritables acteurs de la torture ; ils utilisent par là un moyen contraire à leur nature. Et c'est à partir de là que le deuxième élément, les fins, prend lui aussi une certaine importance. Quel est en effet le dénominateur commun de ces fins ? Dans tous les cas, il s'agit de soumettre quelqu'un, de briser sa volonté, de le détruire donc en tant que sujet politique et de droit. En d'autres termes, le dénominateur commun n'est autre que l'atteinte à la dignité humaine. Or, nous l'avons vu plus haut, la condition préalable et permanente de l'État de droit et de la démocratie, c'est l'existence et même l'avènement de sujets politiques et de droit. En torturant ou en faisant torturer, ces institutions sont en contradiction avec elles-mêmes et ainsi s'autodétruisent.

De la dignité découlent les droits

Il n'est pas étonnant que dans ces conditions le droit international n'accepte aucune exception à l'interdiction de la torture. La Convention déclare à ce sujet dans son article 2.2 : « Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture. » Il faut donc bien que la torture mette en danger quelque chose d'absolument fondamental pour qu'aucune exception ne puisse être admise. Or, la Convention, dans une sorte de préambule, écrit que les « droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine (...) procèdent de la dignité inhérente à la personne humaine ». Ce que la torture attaque de front n'est rien d'autre que cette dignité humaine, ce qui fait que l'interdiction de la torture ne souffre d’aucune exception.

Il reste cependant un problème de taille concernant justement la dignité : en quoi est-elle si précieuse et en quoi fonde-t-elle tous les droits ? Nulle part dans les textes de l'ONU, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, la dignité n'est définie. Il n'est cependant pas impossible de préciser en quoi elle consiste ; une manière de le faire, c'est de dire qu'elle consiste en l'autonomie morale de l'homme. Ou encore qu'elle exprime le fait que l'homme est un sujet, c'est-à-dire un être dont le consentement libre et éclairé doit être respecté.

Dans les textes onusiens, toujours elle est affirmée, certes solennellement, mais en quoi elle consiste exactement n'en reste pas moins dans le vague. On peut invoquer certes deux raisons à cet état de chose. D'un côté, du fait de la diversité voire de l'incompatibilité des conceptions religieuses et philosophiques des partenaires de ces Déclarations et Conventions, il a paru prudent, pour ne pas susciter de conflits ni de blocages, de ne pas préciser le sens de la dignité. D'autre part, ne pas définir la dignité a semblé utile à bien des penseurs pour éviter des questions difficiles et délicates pouvant surgir. Car si l’on considère telles ou telles qualifications comme propres à la dignité humaine, on risque d’exclure les personnes qui ne possèdent pas encore, plus ou pas du tout ces qualifications requises. Qu’ils soient enfants mineurs, déments ou autre catégorie de population marginalisée, leur dénier la dignité humaine reviendrait logiquement à leur dénier également tous les droits fondés sur cette dignité.

Quelle que soient l'importance et la gravité de ces arguments, ne pas préciser en quoi consiste la dignité humaine laisse celle-ci à l'état de concept vide et empêche de comprendre pourquoi exactement la torture s'oppose diamétralement à cette dignité, et par suite à la démocratie et à l'État de droit. Je propose pour ma part de concevoir la dignité dans la ligne de pensée de Kant, c'est-à-dire comme consistant dans l'autonomie de la personne humaine, donc dans une liberté réglée par la raison. Si tel est le cas, alors de toute évidence la torture est ce qui anéantit l'autonomie, donc la dignité, de la façon la plus radicale. Quant à savoir ce qu'il en est de l'autonomie, et donc de la dignité, des personnes citées plus haut, il y a dans l'outillage philosophique moyen d'en rendre compte positivement. Mais cela demanderait un développement à part.


Par Hubert Hausemer, philosophe et ancien membre de la Commission nationale d'éthique du Luxembourg

Article issu du dossier « Démocratie : la tentation de la torture » du Humains n°05

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