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Éducation : raconter l'humanité aux enfants

Les sujets liés aux droits de l’homme sont souvent graves et complexes. Les aborder avec des enfants peut s’avérer difficile, notamment lorsqu’ils concernent la violence du monde. Alain Serres et Nathalie Serruques livrent leur vision sur cet enjeu fondamental de l’éducation aux droits de l’homme.
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Pourquoi est-il important de parler des droits de l’homme aux enfants ?

Alain Serres (fondateur des éditions Rue du monde) : Durant leur éducation, leur découverte du monde et la constitution de leur personnalité, tout ce qui leur fait comprendre ce que c’est d’être un être humain est décisif pour construire le rapport qu’ils vont développer avec les autres. S’ils n’ont pas conscience de ce qu’est un être humain, et donc de ce qu’est l’humanité, comment peuvent-ils savoir quel rôle ils vont y jouer ? Les enfants en prennent notamment conscience à travers des histoires, des aventures, des projections dans des héros, des personnages, etc. Le monde de la culture a donc beaucoup de choses à dire dans ce domaine. Ensuite, il y a aussi la notion de « droits », qui est un corollaire au fait que nous sommes des humains. C’est difficile de se faire comprendre par les enfants sur cette question : « avoir des droits » est différent d’« avoir tous les droits ». De plus, quand on parle à l’enfant de ses droits, on a tendance à lui parler de ses devoirs. Mais on doit surtout le sensibiliser aux droits de son prochain qui sont les mêmes, ce qui implique pour lui, non pas des devoirs, mais des responsabilités. Lui faire comprendre que nous avons des droits et que nous devons les faire vivre avec responsabilité pour soi et pour les autres, à côté de chez soi ou à l’autre bout du monde. C’est ainsi que l’on acquiert la conscience de l’humanité.

Nathalie Serruques (ancienne responsable de la mission Enfance en France à l'UNICEF France) : Je suis tout à fait d’accord sur la question des devoirs et c’est pourquoi je préfère parler de « droits fondamentaux de l’enfant ». Les droits dont on parle dans la Convention des droits de l’enfant sont inaliénables.  Ils sont directement attachés à chaque enfant, en raison de sa qualité d’être humain. C’est, par exemple, le droit d’avoir un nom, de vivre en famille, d’être protégé de toutes les formes de violence ou le droit à la santé. Il ne peut pas y avoir de devoirs à opposer à ces droits.

Y’a-t-il un âge pour parler des droits de l’homme ?

N.S. : Selon moi, ces bases se posent dès le plus jeune âge. Lorsque je suis entrée à l’UNICEF, il y avait des outils destinés aux enfants du primaire et quand je suis partie, 8 ou 9 ans plus tard, mes collègues étaient en train de travailler sur la maternelle. Il y a donc une conscience du fait qu’il faut s’adresser aux plus petits et les impliquer. Parfois, les adultes les regardent avec condescendance, mais si on prend soin de travailler avec eux, de les écouter, de recueillir leurs réflexions, on se rend compte que leur parole est précieuse. Les enfants apportent un regard alternatif à celui des adultes. Ils ont aussi un rôle à jouer dans la sensibilisation de leurs pairs.

A.S. : On peut parler de tout aux enfants, encore faut-il trouver les mots et, c’est encore plus compliqué, trouver les images. Il faut aussi avoir les idées très claires. Je dirais même que plus on s’adresse à un public jeune, plus il faut avoir une vision claire de ce que l’on souhaite exprimer, car les mots nous trahissent. On peut être tenté par la condescendance ou par la simplification du monde, mais on risque alors de se tromper. Or, les mots qui sonnent faux dans les oreilles de l’enfant peuvent y rester pour très longtemps. On le voit avec tout ce qui a trait à l’image des filles et des garçons, aux représentations de la femme. Pour ce qui est de l’âge, effectivement on ne raconte pas la même chose à un enfant de 4 ans qu’à un enfant de 8 ou de 12 ans. Mais dans tous les cas, il est décisif que l’adulte accompagne, en racontant une histoire, par exemple, même quand l’enfant sait lire. Cela favorise l’appropriation des mots et des images par l’échange, et permet d’aborder des sujets complexes comme la guerre, la violence, l’humiliation, la sanction, etc. Enfin, il faut aussi parler de la beauté du monde, de toutes les réussites et des gestes qui font la paix. C’est une manière complémentaire d’aborder ces sujets-là et de raconter l’humanité.

Comment on fait prendre conscience à l’enfant de sa responsabilité à l’égard des autres, sans lui faire peur ?

N.S. : La culpabilisation peut vite arriver, en fonction des mots que vous employez, de l’atmosphère que vous installez ou des supports que vous utilisez. Dire à un enfant que s’il ne termine pas son assiette, c’est dramatique parce que d’autres dans le monde n’ont pas à manger, c’est une manière de le culpabiliser et non de le responsabiliser. Il faut éviter les discours moralisateurs et être d’abord conscient de sa propre responsabilité lorsque l’on fait du plaidoyer auprès des enfants, parce qu’on ne sait jamais qui est en face de soi. Le sujet abordé peut faire écho en eux et peut les inciter à confier leur souffrance. C’est valable pour les violences, les parcours migratoires ou d’autres sujets : comment explique-t-on à un enfant qui passe tous les jours devant des campements que les enfants qu’il voit n’ont pas le droit à l’école, comme lui ? Enfin, la grande question de la culpabilité se travaille aussi à travers la proposition d’actions à leur niveau : relayer des informations, organiser une vente de gâteaux, etc. va permettre de ne pas se sentir coupable. On développe une action à son échelle, qui a du sens et de la valeur pour soi-même.

A.S. : Effectivement, avec les enfants il ne faut pas hésiter à mener des actions de grande modestie. Ce qui compte ce n’est pas l’impact, mais plutôt l’élan, la prise de conscience et la satisfaction que l’action entraîne. Pour revenir à la culpabilité, l’enfant, pour se défendre, va avoir le réflexe de rejeter l’adulte et de ne plus écouter ce qu’il dit.

N.S. : Ou le renvoyer à ses limites quand lui-même ne le fait pas.

A. S. : Exactement, donc ce sont des réglages fins qu’il faut inventer. Par exemple, sur la question de l’immigration clandestine et des drames de la Méditerranée, il peut y avoir un sentiment de culpabilité fort : « Pourquoi cet enfant est en train de mourir, on le filme, il ne se passe rien et moi je suis là ? » C’est pourquoi, à Rue du monde, nous avons fait un livre qui parle des migrants aux jeunes enfants, à partir de 3 ans. Il s’appelle La bille d’Idriss (voir p. 41) et c’est l’histoire d’un gamin qui doit quitter l’Afrique avec sa mère. Il emporte son seul trésor : sa bille. L’enfant qui lit le livre ne suit pas les statistiques internationales ou les informations, il suit la bille, qui symbolise l’enfance, le jeu et les copains. Une fois arrivé en Europe, le personnage rencontre un autre enfant qui lui propose de jouer avec lui. Et là, le premier mot qu’il apprend, c’est « bille » dans la langue du pays où il est. C’est léger, mais c’est aussi symbolique et suffisamment fort pour que le jeune lecteur s’y projette. Autre exemple : après les attentats de Charlie Hebdo, j’ai proposé au grand poète franco-marocain, Abdellatif Laâbi, d’écrire un poème pour les enfants français. Dans l’impuissance des mots et pour réussir à nommer les choses, nous avons fait appel au poète qui a des choses à dire aux enfants sur le monde.

Quand on parle d’un sujet grave, comment on fait pour le rassurer sans minimiser la gravité des faits ?

A.S. : En suscitant sa parole et en le faisant lui-même chercher quels sont les atouts qu’il a à sa disposition pour se protéger : la famille, la solidarité, le lien avec les autres et ne sûrement pas rester enfermé.

N.S. : Il y a une tendance à la surprotection qui est inefficace car les enfants sont suffisamment fins pour percevoir eux-mêmes les choses. Ma conviction, c’est qu’en ne parlant pas, on laisse les enfants dans quelque chose d’anxiogène, qui peut les emmener vers une interprétation erronée. Ça m’a beaucoup interrogée après les attentats de Charlie Hebdo, car certains enfants ont été confinés dans leurs écoles et ils ont vu, du jour au lendemain, les militaires armés de l’opération « Sentinelle » dans les rues. Si on n’explique pas cette situation, comment peut-elle être perçue ? Cela nécessite une parole assumée, claire et adaptée à l’enfant. Les parents peuvent choisir de ne pas en parler avec leurs enfants, bien sûr, mais cela me semble illusoire de penser les protéger ainsi.

A.S. : Oui, il faut faire attention à ne pas passer pour des donneurs de leçons, dépositaires de la parole idéale ! Le parent qui n’a pas envie de parler des attentats à son enfant parce qu’il ne sait pas quoi dire, parce que pour lui, c’est tellement violent que ça pourrait désespérer son enfant sur ce qu’est l’humanité, il a aussi raison. Tout du moins, il a ses raisons. Mais les enfants peuvent aussi compter sur l’école et les bibliothèques, qui ont tous les outils pour transmettre subtilement repères et espoirs.


Propos recueillis par Anna Demontis, chargée de projet éditorial à l'ACAT

Interview issue du dossier « Humains de demain », du Humains n°01