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Force publique : quelles limites ?

Où se situe la frontière entre le recours légitime à la force publique et les traitements cruels, inhumains ou dégradants, voire la torture ? Un rapport de l’ONU y répond.
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« L’accumulation des témoignages écrits et oraux, bien que ne pouvant tenir lieu de preuves formelles, conduit à considérer comme plausibles des manquements à la doctrine d’emploi de la force et à la déontologie policière, principalement à Calais. » Voici l’un des constats dressés par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), l’Inspection générale de l’administration (IGA) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) dans leur rapport Évaluation de l’action des forces de l’ordre à Calais et dans le Dunkerquois. Publié en octobre 2017, ce document met en lumière un impératif : celui pour les agents des forces de l’ordre de respecter « la doctrine d’emploi de la force ». Car si dans l’exercice de leur mission ils disposent du droit de recourir à la force, ils ne peuvent toutefois pas le faire en toutes circonstances. Certaines conditions doivent être respectées, sans quoi ils se rendent coupables de traitements cruels, inhumains ou dégradants, voire de torture. Mais comment savoir quand ce seuil fatidique est franchi ?

Jusqu’ici, aucun texte international ne s’était prononcé sur ce point. Seuls les organes régionaux, tels que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou la Cour interaméricaine des droits de l’homme, avaient posé de grands principes généraux. Face à cette carence du droit international, le Rapporteur spécial sur la torture des Nations unies s’était donné pour mission de définir les limites du recours à la force. Un rapport remis à l’Assemblée générale de l’ONU en juillet 2017 précise et définit ainsi les quatre grands principes juridiques régissant l’usage de la force par les forces de l’ordre : légitimité, nécessité, proportionnalité et précaution (voir ci-contre).

PRÉVENIR LES MAUVAIS TRAITEMENTS

Ces quatre principes doivent rigoureusement guider l’action des forces de l’ordre lorsqu’elles ont recours à la force, selon le rapporteur onusien. L’usage de la force publique doit tout d’abord viser un objectif légal, c’est la légitimité. Il doit par ailleurs être nécessaire : l’objectif visé ne doit pouvoir être atteint par aucun autre moyen, rendant ainsi impératif l’usage de la force. Reporter une interpellation ou appeler les collègues en renfort sont souvent des alternatives peu étudiées, qui pourraient néanmoins permettre d’atteindre l’objectif recherché par les agents tout en évitant des situations violentes aux conséquences parfois dramatiques. De même, le principe de nécessité suppose que l’usage de la force doit cesser dès que celle-ci n’est plus nécessaire pour atteindre l’objectif visé. En clair, une fois que la personne est maîtrisée, le recours à la force n’est plus justifié.

Enfin, les dommages provoqués ne doivent pas être excessifs au regard de l’objectif poursuivi : il s’agit de la proportionnalité. Les agents doivent ainsi évaluer les risques et les bénéfices qui peuvent résulter de l’usage de la force et les mettre en balance. Ils sont dans l’obligation de renoncer à tout recours à la force susceptible d’entraîner des risques plus grands que les bénéfices attendus. Dernier principe, mais pas des moindres : le principe de précaution s’applique davantage à l’État en lui-même qu’aux agents des forces de l’ordre. Selon le Rapporteur de l’ONU, il incombe en effet à l’État de penser et de concevoir les doctrines et modalités d’intervention policière d’une manière qui permette de limiter le risque de recours abusif à la force. Le Rapporteur insiste particulièrement sur la nécessité d’accorder la priorité à la désescalade de toute violence potentielle.

Selon ce même principe, l’État a par ailleurs l’obligation d’équiper les forces de l’ordre avec des moyens permettant de minimiser les préjudices et de préserver la vie humaine. Le Rapporteur spécial alerte sur les risques de blessures excessives que font courir certaines armes dites « non-létales ». À ce sujet, l’ACAT s’inquiète de l’usage récurrent d’armes de force intermédiaire qui entraînent des risques considérables de blessures graves, telles que les lanceurs de balles de défense (LBD 40) que l’on sait à l’origine de nombreux cas d’énucléation (Voir l’article « Ces armes symboles d’une dérive policière », Courrier de l’ACAT n°342 / janv.-fév. 2017). Le Défenseur des droits français a d’ailleurs récemment fait évoluer sa position, en demandant l’interdiction du LBD 40 en raison de sa « dangerosité et des risques disproportionnés qu’il fait courir ».

DE LA FORCE LÉGITIME À LA TORTURE

La règle est claire : selon le Rapporteur de l’ONU, tout usage de la force doit respecter chacun de ces quatre principes, sans quoi il se rend coupable de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Peu importe que cet excès soit le résultat d’un accident. Le degré supérieur - le seuil de torture - est quant à lui atteint lorsque l’auteur des violences manifeste une intentionnalité de les faire subir. La personne victime doit aussi se trouver en situation d’impuissance face à l’agent, c’est-à-dire qu’elle n’a pas la possibilité de fuir ou d’échapper au traitement infligé. Ainsi en serait-il d’une personne menottée qui serait molestée volontairement par un policier en guise de représailles. À charge désormais pour les États - dont la France - de respecter ces règles de droit international.

Texte: Aline Daillère, responsable des programmes France (police, justice, prison) à l'ACAT


LES LIMITES DU RECOURS À LA FORCE PUBLIQUE

LÉGITIMITÉ

Tout recours à la force doit avoir un fondement juridique, c’est-à-dire être prévu par la loi, et poursuivre un objectif légitime (tel qu’une arrestation, la prévention de la fuite d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction, la légitime défense, la dispersion de rassemblement violent, etc.). L’usage de la force à des fins punitives, de domination ou d’humiliation n’est pas légitime et devient donc illégale.

NÉCESSITÉ

La force ne doit être utilisée que si, et dans la mesure où, elle est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif recherché. Le recours à la force doit être inévitable pour atteindre cet objectif. Par ailleurs, le degré de force employé ne doit pas excéder ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Les agents doivent ici se demander si le but recherché ne peut pas être atteint avec une arme ou un moyen moins dangereux. Enfin, la force doit cesser dès qu’elle n’est plus nécessaire pour atteindre l’objectif visé.

PROPORTIONNALITÉ

Le préjudice susceptible d’être causé par l’emploi de la force ne doit pas être excessif par rapport à l’avantage tiré de l’objectif à atteindre. Il s’agit de mettre en balance les risques et les bénéfices du recours à la force. Même si la force est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, le principe de proportionnalité doit conduire un agent à y renoncer si le seul moyen dont il dispose risque d’entraîner des dommages excessifs.

PRÉCAUTION

Les opérations des forces de sécurité doivent être planifiées, préparées et conduites de manière à réduire au minimum le recours à la force et, lorsque cela devient inévitable, à causer le moins de dommages possibles. Tout recours à la force qui ne respecte pas l’un de ces quatre principes constitue un traitement cruel, inhumain ou dégradant.


Pour aller plus loin

Rapport Usage de la force hors détention et interdiction de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, disponible sur un.org.

  Un article à retrouver dans le numéro 4 d'Humains 

  • Violences policières