Darfour : un conflit tombé dans l'oubli
Le 17 juin dernier, la procureure de la Cour pénale internationale (CPI), Mme Fatou Bensouda, s'est inquiétée devant le Conseil de sécurité des Nations unies de la détérioration de la situation au Darfour, région située à l’extrême ouest du Soudan. Plus de onze ans ont passé depuis le déclenchement du conflit interne, passant d’une sur-médiatisation internationale au milieu des années 2000 à un silence quasi-total aujourd’hui. Retour sur un conflit tombé dans l’oubli.
Retour sur les racines du conflit de 2003
À l’image d’autres régions périphériques du Soudan, le Darfour (250 000 km², situé dans l’ouest désertique du Soudan et comprenant six millions d’habitants) a été délaissé et marginalisé par le pouvoir de Khartoum, en termes de développement social et économique et ce, depuis l’indépendance du pays en 1956. Avec le réchauffement climatique et la désertification accrue de la région, à la fin des années 80, l’accès à l’eau et aux pâturages est devenu source de conflits meurtriers entre les éleveurs nomades « arabes », sans terre, et les fermiers « noirs » des communautés Fours, Massalits et Zaghawas. Au milieu des années 90, les autorités de Khartoum ont divisé la région en plusieurs entités administratives qu’elles ont tribalisées, modifiant les rapports de force sur le terrain. En privilégiant certaines tribus arabes qui leur étaient proches, les autorités soudanaises ont affaibli localement le poids politique des communautés « noires ». Dans ce contexte, des chefs de communautés « noires » se sont dit que seules les armes allaient leur permettre de se faire entendre. Leurs frères du Soudan du sud avaient fait de même et, au sacrifice de nombreux morts, leurs doléances avaient été prises en compte par les autorités soudanaises. En février 2003, des groupes armés ont donc attaqué des installations militaires de l’armée au Darfour. La réponse de l’État a été brutale. Dès mars 2003, l’aviation militaire a bombardé nombre de villages. S’en sont suivies de vastes offensives militaires terrestres en décembre 2003 et en janvier-février 2004. Une véritable politique de la terre brûlée a été mise en œuvre : destruction systématique des villages, du cheptel, des champs, des réserves de nourriture, empoisonnement des puits, accompagnées d’exécutions sommaires et de violences sexuelles massives. Plusieurs millions de personnes ont fui les combats et les massacres. Pour mettre en œuvre cette politique d’éradication de toute velléité de rébellion et de soutien des populations envers cette rébellion, les autorités soudanaises se sont appuyées sur les milices « arabes » Janjawids, qui ont joué le rôle de supplétifs de l’armée soudanaise. Face à l’horreur des crimes commis au Darfour, la communauté internationale, pressée par l’opinion publique, a été obligée de réagir. Une force de maintien de la paix « hybride » de l’Union africaine et des Nations unies, la MINUAD, s’est déployée sur le terrain pour protéger les populations. En mars 2005, le Conseil de sécurité des Nations unies a déféré la situation du Darfour au procureur de la CPI afin que les principaux responsables des violations graves des droits de l’homme commises depuis le 1er juillet 2002, puissent être un jour identifiés, jugés et condamnés. En mars 2009, la CPI a délivré un mandat d’arrêt contre le président soudanais en exercice, Omar el-Béchir pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Un an plus tard, en juillet 2010, il a fait l’objet d’un second mandat d’arrêt pour génocide. Malgré cela, Omar el-Béchir garde des soutiens internationaux importants en Afrique, notamment au sein de l’Union africaine et des États voisins. La Chine et la Russie lui apportent également une aide précieuse au sein du Conseil de sécurité.
Dix ans plus tard, rien n’a changé
Plus de dix ans après le début de ce conflit interne meurtrier (plus de 300 000 morts selon les Nations unies entre 2003 et 2008), pratiquement rien n’a changé au Darfour. La région reste isolée et sous-développée et l’insécurité y est omniprésente. À la suite du rejet de l’accord de paix de Doha, pourtant signé en juillet 2011, les rebelles du Darfour ont formé une alliance plus large avec d’autres rébellions au Kordofan et au Nil bleu, le Front révolutionnaire du Soudan (Sudan Revolutionary Force, SRF).
Au Darfour, les combats continuent, mais la cartographie des forces en présence et des alliances a fortement évolué. Avec l’indépendance du Soudan du Sud en juillet 2011, une partie de la manne financière récoltée grâce au pétrole du sud s’est tarie, provoquant une baisse substantielle des aides de l’État. Le gouvernement a également réduit ses aides aux milices du Darfour rendant ces dernières davantage autonomes en termes d’agenda politique. D’anciens alliés Janjawids ont commencé à se combattre entre eux pour l’accès aux terres et à ses ressources aurifères. Depuis fin 2013, le Darfour est de nouveau entré dans un cycle de grande violence. Le gouvernement dit être en incapacité de désarmer les milices arabes. Le régime craint, en réalité, de pousser ses anciens alliés dans les bras de la rébellion.
Même si Khartoum ne semble plus pouvoir rétribuer financièrement autant de Janjawids que dans le passé, le pouvoir sait encore manier le portefeuille pour provoquer une escalade de la violence locale. À la suite de la montée des prix du pétrole et des produits de première nécessité, les principales villes du pays ont connu des manifestations de masse durant l'automne 2013 appelant au départ du président el-Béchir. Le régime a alors cherché à remobiliser ses partisans en se focalisant à nouveau sur conflit au Darfour. En février 2014, environ 6 000 membres de la Force d’appui rapide (Rapid Defense Forces, RDF) ‑ ex-Janjawids et combattants issus de tribus du Darfour recrutés et entraînés pour combattre les rebelles du Mouvement populaire de libération du Soudan du Nord (MPLSN) dans les États du Kordofan et du Nil Bleu ‑ sont arrivés dans le Sud-Darfour depuis le Nord-Kordofan, officiellement pour y combattre la criminalité.
Ce déploiement a rapidement coïncidé avec une série d’affrontements armés avec des groupes rebelles et avec une série d’attaques de grande ampleur menées contre des villages du Sud-Darfour puis du Nord-Darfour, considérés comme favorables aux rebelles. Les forces gouvernementales ont détruit des puits, volé des animaux et incendié des habitations. Les Forces d'appui rapide se sont ensuite déplacées en direction de l'est du Djebel Mara et du Nord-Darfour attaquant des villages dans ces deux régions. Plusieurs dizaines de milliers d’habitants ont dû fuir leurs villages dévastés par le feu et les pillages.
Une communauté internationale inerte
La communauté internationale et la MINUAD ont failli à leur mission de maintien de la paix et de protection des populations civiles. La MINUAD ne peut pas se déplacer librement au Darfour. Pire, selon son ancienne porte-parole, Mme Aïcha el-Basri, la MINUAD aurait dissimulé, de manière systématique, les exactions commises contre les civils et minimisé les responsabilités des autorités soudanaises dans ces crimes. Elle accuse clairement les casques bleus de parti-pris en faveur des autorités soudanaises. Face à de telles accusations, la CPI a demandé aux Nations unies, le 18 juin 2014, de mettre en place une commission d’enquête afin de savoir si les chefs de la MINUAD ont manipulé la mission afin de cacher ces faits.
Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est également montré incapable de faire arrêter et traduire en justice les responsables politiques et militaires soudanais visés par la CPI pour les crimes commis au Darfour. Le chef de l'État soudanais continue impunément à voyager à l'étranger, y compris dans des États ayant ratifié le Statut de Rome. Les sanctions du Conseil de sécurité ne sont pas appliquées : l’embargo sur les armes n’existe que sur le papier. Jusqu’à ce jour, seules quatre personnes ont été sanctionnées pour avoir attaqué des civils et des casques bleus. La principale cause de cet échec réside dans l’absence de position commune au sein des membres permanents du Conseil de sécurité. La Chine et la Russie soutiennent Khartoum et bloquent toute initiative qui irait à l’encontre de leur protégé.
L'inaction des autorités soudanaises et de la communauté internationale pour résoudre le conflit au Darfour a eu pour effet de le transformer en une multitude de conflits imbriqués les uns dans les autres. Les populations vivent dorénavant dans un climat d’attaques constantes menées par les forces gouvernementales, les rebelles, les combattants tribaux, les bandits de grand chemin. Cette situation oblige les populations à fuir leurs villages. Aujourd’hui, plus de deux millions de personnes errent au Darfour dans le seul espoir de survivre, sans perspective d’avenir. Plus de 350 000 personnes sont aujourd’hui réfugiées à l’extérieur du pays, principalement au Tchad voisin. Autant de drames humains tombés dans l’oubli.