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COLOMBIE : « LES DÉFENSEURS SONT DES ARTISANS DE LA PAIX »

En 2017, 167 défenseurs de la paix et leaders sociaux ont été assassinés. Rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme, Michel Forst revient sur leur rôle crucial pour construire la paix, plus d’un an et demi après la signature des accords de paix en novembre 2016.
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Quel est le constat que vous avez dressé lors de vos différents déplacements en Colombie ?

Michel Forst : Ma première visite remonte à janvier 2015. L’objectif était de mener une série de consultations pour entendre la voix des défenseurs et la porter aux Nations unies. J’ai organisé sept consultations régionales, dont l’une a eu lieu à Bogota à la fin de l’année 2015. Je me souviens de l’atmosphère qui était terrifiante. Les défenseurs me racontaient les attaques, les menaces et les assassinats. Lors d’une réunion avec environ une cinquantaine de personnes, Gustavo Gallon, le directeur de la Commission colombienne des juristes, m’a dit « là nous sommes une cinquantaine autour de la table et chaque semaine, l’un d’entre nous est assassiné ». Justement, cette année-là, 55 assassinats ont été recensés par la Commission des défenseurs des droits de l’homme. Imaginez que vous êtes dans une pièce avec une cinquantaine de personnes et dites-vous qu’à la fin de l’année, il n’y aura plus personne car semaine après semaine, chacun d’entre eux sera systématiquement éliminé... La conclusion que j’en ai tirée c’est qu’il ne s’agit pas d’une violence aveugle, mais d’une violence meurtrière qui cible délibérément des personnes, des femmes, des hommes et maintenant des enfants qui promeuvent et défendent les droits fondamentaux. C’est une façon d’instiller un sentiment de peur, de frayeur, afin de faire comprendre que personne n’est à l’abri, malgré le Mécanisme de protection des défenseurs. Tout cela est encouragé par un sentiment général de suspicion contre les défenseurs. Ils sont accusés d’être des criminels, des alliés du crime organisé, des ennemis de l’État et de la paix, des « anti-développement » ou des « anti-progrès ».

Qui sont ces défenseurs ?

M.F. : Beaucoup sont engagés dans des mouvements sociaux ou des organisations de défense des droits de l’homme car ils sont révoltés contre les injustices et veulent être des agents de changement. Parfois, on ne choisit pas d’être un défenseur, ce n’est pas un choix délibéré. Certains d’entre eux sont des femmes et des hommes qui le deviennent parce qu’ils ont été l’objet d’attaques et qu’ils ont dû se défendre. Ce sont des familles de disparus qui, en cherchant la vérité, s’aperçoivent qu’elles ne sont pas toutes seules, que d’autres connaissent le même sort et elles rejoignent des groupes de familles de disparus. Ce sont des communautés de paysans, locales ou indigènes qui vivent dans leur village d’origine et qui, brutalement, apprennent que le terrain où elles ont toujours vécu va être vendu à une compagnie pour y construire un barrage ou une usine hydro-électrique. Ce sont des gens qui ont été attaqués par des intérêts puissants et qui, en se défendant, deviennent des défenseurs.

En quoi la sécurité des défenseurs est-elle cruciale pour garantir l’application des accords de paix ?

M.F. : En Colombie, on oublie trop souvent que les défenseurs des droits de l’homme sont des artisans de la paix. Sur le terrain, ils contribuent à pacifier les esprits et donc à la sécurité du pays. À cet égard, l’absence ou le manque de reconnaissance du rôle des défenseurs est une erreur fondamentale, c’est un trou dans le processus de pacification du pays. Les défenseurs sont souvent ceux qui font vivre l’État de droit là où il n’existe plus. Ils rappellent les prérogatives de l’État en termes de sécurité, d’accès à la santé, à l’éducation, ils luttent contre l’impunité ou contre l’injustice sociale. Il y a des demandes fortes de la part d’ONG colombiennes de préconiser, non seulement au gouvernement colombien, mais aussi à la communauté internationale, des mesures permettant de reconnaître et de garantir la place des défenseurs dans le processus de paix.

Pourquoi le Mécanisme de protection des défenseurs n’empêche-t-il pas les assassinats ?

M.F. : Il faut savoir que le Mécanisme colombien est l’un des plus importants qui a été imaginé, le plus ancien. Si on le compare avec les mécanismes hondurien ou mexicain, on constate que l’ampleur des moyens est totalement différente. Dans la salle de monitoring, qui est énorme, on suit heure par heure la situation des personnes protégées. Les moyens déployés sont considérables : voitures blindées, panic button (« bouton de panique »), installations électriques, protection digitale, protection des maisons, etc. Mais la réalité c’est que lorsqu’une personne a décidé d’en tuer une autre, il est extrêmement difficile de la protéger. Il y a aussi des manques dans ce mécanisme de protection : la prévention et l’analyse des risques sont un peu mis de côté, alors que ce sont des volets essentiels. Sans une analyse des risques auxquels les défenseurs sont confrontés, les mesures de protection que l’on apporte sont inadéquates, d’autant que le plus souvent, on n’associe pas les défenseurs à cette étape. Or, les bénéficiaires sont capables, plus que quiconque, d’exprimer leurs besoins. Les femmes, par exemple, ont des besoins spécifiques : il vaut mieux qu’elles soient protégées par des policières, et non des policiers. Les mesures doivent être pensées avec elles, au lieu d’être imposées sans concertation. De même, les défenseurs reprochent au gouvernement colombien d’avoir parfois soustraité la protection des défenseurs à des milices privées, composées d’anciens policiers ou de paramilitaires que les militants des droits de l’homme reconnaissent et qui les ont attaqués dans le passé. Évidemment, ils n’ont pas envie d’être protégés par eux.

Comment expliquer la recrudescence des violences depuis la signature des accords de paix ?

M.F. : En 2017, le Bureau du procureur général a déclaré qu’il donnerait priorité à l’investigation des crimes et des délits commis à l’encontre des défenseurs. Mais l’impunité persiste. Alors que la criminalité baisse en Colombie, on assiste à une recrudescence des violences contre les défenseurs et les leaders sociaux, qui sont attaqués dans les régions où la présence de l’État est faible ou inexistante. Certains sont aussi attaqués par de nouveaux acteurs nonétatiques : des entreprises qui investissent des endroits auparavant jugés trop dangereux. Mais plutôt que de mettre en cause l’accord de paix, il faut interroger la manière dont les mesures sont mises en oeuvre et continuer le travail de monitoring dans les régions où les milices armées n’ont pas baissé la garde. Enfin, l’élection d’Ivan Duque [le 17 juin dernier, ndlr], qui est quelqu’un de dur, opposé aux accords de paix, est aussi un facteur d’inquiétude : comment les accords de paix vont-ils être mis en oeuvre par un président qui y a été opposé par le passé ?


Propos recueillis par Anna Demontis, chargée de projet éditorial à l'ACAT

Article issu du Humains n°06

  • Justice et impunité