Ouzbékistan
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18 ans en enfer : le récit d’un prisonnier ouzbek

Mukhammed Begjanov a été libéré le 22 février dernier, après 18 ans en enfer. Il faisait partie des journalistes ayant connu l’une des plus longues peines au monde. Retour sur l’histoire de cet homme, que l’ACAT soutient depuis une décennie.
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« Mon père est libre ! Quelle merveilleuse nouvelle, quelle joie de vous l’annoncer après toutes ces années ! » Quelle émotion d’entendre résonner ces mots à l’ACAT lorsque la fille de Mukhammed Begjanov nous annonçait la bonne nouvelle. C’était en février dernier. Son père venait de sortir de prison. Libre, enfin, après 18 ans dans les geôles ouzbèkes. Après la tristesse, et parfois le désespoir de sa famille tout au long de ces longues années de prison, c’est un vrai bonheur de pouvoir enfin partager ce moment.

« Je ne pense pas survivre »

Le cauchemar de Mukhammed Begjanov a commencé en 1999, lors de son kidnapping en pleine rue par des agents des services secrets ouzbeks, à Kiev (Ukraine). Frère du célèbre opposant et poète Mukhammed Salikh, il était à la tête du principal journal d’opposition de l’époque. Il avait dû fuir Tashkent, la capitale, en 1997 à la suite d’une violente répression du pouvoir à l’encontre de toute forme d’opposition. Il s’était alors réfugié en Ukraine pour y demander l’asile.

Ramené de force en Ouzbékistan, électrocuté, passé à tabac,  étouffé, torturé, il fut jugé à huis clos et condamné à 15 ans de prison. Sa peine ramenée à 13 ans, il devait être libéré en décembre 2011. Ses proches l’ont attendu plusieurs jours devant la prison. Ils n’ont appris que deux mois plus tard que sa peine avait été prolongée à cinq années supplémentaires, a priori pour « possession  non autorisée »  d’un coupe-ongle dans sa cellule. Le recours à des prétextes fallacieux et futiles est une pratique habituelle en Ouzbékistan pour justifier les prolongations arbitraires d’emprisonnement.

« Je ne pense pas survivre cette fois-ci », confiait Mukhammed à sa famille il y a 4 ans. Il ne pesait plus que 60 kg, pour 1,83m, souffrait de malnutrition, de douleurs violentes liées à de nombreux problèmes de santé. Ses reins, notamment, ne fonctionnaient plus correctement. Pendant toutes ces années, il a été transféré de camp en camp. Il est notamment passé par la prison de Jaslik, tristement rebaptisée par les détenus comme « le lieu d’où l’on ne revient pas ». Du fait des tortures dont il a fait l’objet en prison et d’une grave tuberculose longtemps restée non traitée, le journaliste a aujourd’hui perdu de nombreuses dents et une partie de son ouïe. Il subit des douleurs constantes et une gêne permanente dues à une hernie qui s’est déclarée alors qu’il était employé en prison à la fabrication de briques. « Bien qu’il ne se plaigne jamais, il ne peut plus supporter la douleur, il ne peut pas marcher très longtemps. Il doit se faire opérer », nous dit sa famille, préoccupée.

« Vos lettres étaient des cadeaux »

Il y a 10 ans, l’ACAT a initié son travail sur l’Ouzbékistan et a commencé à enquêter sur le phénomène tortionnaire dans ce pays. L’association a mis en place le suivi de plusieurs victimes de torture emprisonnées, dont Mukhammed Begjanov. Tout au long de ces années, nous avons mené un plaidoyer auprès des autorités nationales et internationales pour améliorer ses conditions de détention, faire cesser le recours à la torture ou les prolongements arbitraires de sa peine, obtenir sa libération, faciliter les visites de sa famille. Ce travail n’a pas toujours été visible, en dehors des appels urgents, des articles publiés dans le Courrier de l’ACAT ou des communiqués de presse, mais ce fut un effort de longue haleine. L’ACAT a, par exemple, fait venir une de ses filles des États-Unis à une conférence internationale des droits de l’homme, en Europe, pour plaider la cause de son père.

Selon sa famille, ces dernières années, la pression internationale menée par l’ACAT conjointement avec des organisations partenaires avait permis d’améliorer un peu ses conditions de détention. Il avait été mieux nourri et les visites de ses proches ont été facilitées. Mukhammed était également soutenu et parrainé par plusieurs militants ACAT très actifs et fidèles, qui n’ont cessé d’écrire en prison, à sa famille et aux autorités. Fait rare, certaines de ces lettres lui ont été remises en détention. Ce soutien moral a été très important selon ses proches, qui écrivaient il y a quelques années « il attend vos lettres, c’est sa seule connexion avec le monde extérieur. Lors de la dernière visite, il nous a donné toutes les lettres pour que nous puissions les préserver… Il ne voulait pas qu’elles disparaissent. » À sa sortie de prison, il a remercié les militants de l'ACAT et indiqué que « toutes les lettres reçues [avaient] été de véritables cadeaux ».

« Il essaie de s’habituer à dormir dans un lit »

Depuis, Mukhammed Begjanov s’apprête à commencer une nouvelle vie. Pour cela, il faut qu’il puisse être autorisé à rejoindre sa famille aux États-Unis. Son épouse, qu’il a pu voir en prison, à quelques reprises, et ses trois filles. S’il ne les a pas revues depuis 1999, il leur parle dorénavant sur Skype, tous les jours. Il les a quittées enfants, il les découvre adultes. Il a également pu voir, pour la première fois, ses petits-enfants. « Nous nous parlons tous les jours et il semble aller un peu mieux chaque jour. Il nous dit qu’il mange constamment, essayant de rattraper son retard du fait des privations de ces dernières années. Il essaie aussi de s’habituer à dormir dans un lit. Il a gardé son sens de l’humour et son état d’esprit est plutôt bon », nous raconte sa fille Aygul.

Malgré des yeux à nouveau rieurs, les photos prises après sa libération et transmises par sa famille montrent un homme considérablement marqué et vieilli par les années de prison et de sévices. Âgé de 62 ans aujourd’hui, il en paraît tellement plus. Il attend désormais qu’un passeport et qu’un visa de sortie lui soient délivrés par les autorités ouzbèkes. Des négociations sont en cours avec l’ambassade américaine. Pour le moment, tout est au bon vouloir de Tashkent. Nous continuerons donc à suivre avec attention sa situation jusqu’à ce qu’il soit en sécurité aux États-Unis.

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