« L’OBJECTIF EST D’INSTAURER UNE ATMOSPHÈRE DE PEUR »
Comment se manifeste le phénomène tortionnaire en Turquie ?
Sebnem Korur Fincanci : Les actes de torture sont perpétrés par tous les responsables chargés d’appliquer la loi : les agents de la police, les militaires, les forces spéciales et les autorités pénitentiaires, y compris les gardiens de prison. Mais il y a aussi les autorités administratives qui ne préviennent pas ces abus ou qui ne mènent pas d’enquête lorsqu’il y a des allégations de torture. Les autorités sont donc tout aussi responsables que les bourreaux. Les tortures les plus courantes surviennent durant les arrestations : les passages à tabac et les recours abusifs à la force sont répandus ; produits chimiques, canons à eau et balles en plastiques sont largement utilisés lors des manifestations ; les menaces et les insultes sont fréquentes. Lorsque les agents des forces de l’ordre se rendent à un domicile pour procéder à une arrestation, ces opérations sont menées de manière à ce qu’elles soient vues de tous dans le but d’humilier publiquement.
Qui sont les victimes de ces tortures ?
S. K.F. : Les criminels ordinaires sont victimes de torture, mais les principales cibles restent les opposants politiques et les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transsexuelles et intersexe (LGBTI). Il y a également des allégations de torture dans les prisons, mais aucune enquête, ni aucune documentation ne permet de les vérifier. Tout ce que nous avons à disposition, ce sont des lettres de détenus, qui nous font part de menaces, d’insultes, de passages à tabac, mais aussi de restrictions des soins de santé et de l’utilisation de moyens de transport inappropriés lorsqu’ils sont transférés vers les hôpitaux.
Quel est l’objectif des autorités turques ?
S. K.F. : L’objectif principal est d’instaurer une atmosphère de peur au sein de la société turque, à travers la prise de conscience par tous que la torture est une pratique courante. Ainsi, les gens ne peuvent pas réagir et critiquer le pouvoir librement. Leur obéissance doit être absolue.
La dérive autoritaire du régime de Recep Tayyip Erdogan, qui a suivi le coup d'état manqué de 2016, a-t-elle débouché sur une résurgence de la torture ?
S. K.F. : Les arrestations et les emprisonnements de masse laissent croire qu’il y a eu une augmentation des cas de tortures ces dernières années, mais c’est relatif car la torture n’a jamais vraiment disparu en Turquie. C’est impossible dans un contexte où l’impunité est totale pour les bourreaux : les procureurs n’examinent pas les allégations de torture et les tribunaux mettent tout en œuvre pour ne pas inculper, ni condamner les responsables. Ces-derniers interprètent cela comme un soutien à leurs pratiques tortionnaires.
Cette persistance de la torture entrave-t-elle les progrès de la démocratie turque ?
S. K.F : Au sein d’une société, la torture restreint la liberté d’expression et la capacité des gens à critiquer le pouvoir.
Elle vise à créer un climat de peur pour empêcher le contrôle citoyen d’un État autoritaire. C'est pourquoi l’abolition de la torture est un préalable pour l’affirmation de l’État de droit. Cependant, sans État de droit, l’abolition de la torture n’est pas possible non plus car les deux se renforcent mutuellement. Un pays démocratique ne peut survivre sans des mécanismes de surveillance indépendants et efficaces. Il faut donc les mettre en place, notamment pour permettre un contrôle de l’État, plutôt que des citoyens.
Propos recueillis par Anna Demontis, chargée de projet éditorial à l'ACAT
Article issu du dossier « Démocratie : la tentation de la torture » du Humains n°05