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Le contentieux, outil d'action de l’ACAT. Cinq questions à Hélène Legeay

Nous avons posé cinq questions à Hélène Legeay, responsable Maghreb-Moyen Orient à l'ACAT, qui utilise le contentieux judiciaire comme mode d'action afin que les victimes de torture obtiennent justice.
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Crédits : Craig Moe / Flickr Creative Commons
Le 05 / 10 / 2016

Juriste de formation, Hélène Legeay s’occupe des zones Maghreb et Moyen-Orient au sein de l’ACAT. Afin de mobiliser l’opinion publique, elle a choisi le contentieux comme mode d’action. Assistant des victimes de torture dans leur quête de justice, elle concilie droit et militantisme au cœur de son travail. Rencontre en cinq questions.

L’ACAT a fait le choix d’engager des poursuites judiciaires pour dénoncer les violations des droits de l’homme dans certains pays. A cet égard, vous avez assisté des victimes de tortures et de crimes de guerre et intenté des procès contre des autorités étrangères en France. Pourquoi avoir recouru à de telles procédures ?

L’ACAT y recourt parce que les victimes concernées ne peuvent obtenir justice dans leur pays. A titre d’exemple, les victimes marocaines assistées ont été torturées par les services de sécurité marocains. Si ces victimes ont des profils divers et ont subi des sévices à des moments différents, elles ont en commun d’avoir tenté de dénoncer les violations auxquelles elles avaient été exposées, sans obtenir justice.

Il en est de même pour les victimes de crimes de guerre à Gaza : malgré les infractions massives commises par les autorités israéliennes depuis des années et les nombreux rapports qui ont été rédigés à ce sujet – y compris par des commissions d’enquête des Nations Unies – les victimes n’ont pas été entendues. Des procédures ont certes été engagées par la justice israélienne, en particulier à la suite des opérations dites « de Plomb durci » en 2008-2009 et « Bordure protectrice » en 2014. Mais celles-ci restent rudimentaires, se sont la plupart soldées par un non-lieu et les rares poursuites l’ont été pour des infractions ne reflétant pas la gravité des crimes commis. C’est pour toutes ces raisons que l’ACAT a décidé, parmi ses modes d’action, de recourir à des plaintes en France quand le dossier s’y prête.

Comment choisissez-vous les victimes que vous assistez ?

Jusqu’à présent, ce sont toujours les victimes qui ont établi le premier contact, soit directement soit via des ONG avec lesquelles nous travaillons. Nous ne pouvons malheureusement pas travailler sur tous les dossiers et devons donc faire des choix. Ils sont guidés notamment par la plus-value que nous pouvons apporter au dossier. Par exemple, si l’affaire a un lien de rattachement avec la France, soit parce que la victime est française soit parce que l’un des auteurs du crime est français ou est présent sur le territoire français. Dans ces circonstances, nous pouvons envisager de porter plainte en France.

Nous essayons également de mettre en lumière les victimes de la violence ordinaire, à savoir les victimes torturées à la suite d’une altercation avec un policier ou parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir commis un crime de droit commun. Ces cas sont bien moins documentés par les ONGs que les tortures subies par des opposants politiques, des journalistes ou des défenseurs des droits de l’homme. Pour cette raison, nous assistons depuis plusieurs années deux Franco-Marocains arrêtés au Maroc et un Franco-tunisien arrêtés en Tunisie, qui ont tous trois été torturés dans le cadre de la répression du trafic de stupéfiants. Comme ils sont Français, nous avons pu porter plainte en France contre leurs tortionnaires.

L’ACAT n’a pas à juger de la culpabilité de ces personnes. Ce qui nous importe, c’est de faire comprendre aux autorités marocaines et tunisiennes que l’interdiction de la torture est absolue, quelle que soit l’infraction reprochée au détenu. Ces cas de torture concernant des binationaux français sont aussi l’occasion d’interpeller les autorités françaises sur l’insuffisance de la protection consulaire fournie à leurs ressortissants à l’étranger.

Lorsque vous constituez des dossiers de plainte pour les victimes, sur quels éléments vous fondez-vous ?

La documentation de cas de torture ou de crimes de guerre commis à l’étranger est souvent compliquée par l’impossibilité d’accéder au lieu de commission du crime. Nous nous appuyons sur plusieurs éléments de preuve qui se complètent : le témoignage de la victime, de ses proches, de personnes ayant assisté au crime ou ayant vu la victime peu après. Ces témoignages peuvent être étayés par des photos des blessures ou du lieu dans lequel le crime a été commis. Nous analysons en outre le dossier pénal de la victime, surtout si elle a été torturée dans le cadre d’une garde à vue pour la forcer à signer des déclarations. Enfin, nous utilisons les rapports d’autres ONGs internationales ou locales ainsi que des Nations unies.

En 2014, l’ACAT a porté plainte pour Naâma Asfari, défenseur des droits de l’homme sahraoui arrêté en 2010 avec d’autres militants dans le cadre du démantèlement du camp de protestation de Gdeim Izik. Outre le témoignage de la victime et de plusieurs de ses proches, nous avons notamment utilisé les rapports d’ONG qui ont assisté au procès des accusés, ainsi que les rapports du Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et du Groupe de travail sur la détention arbitraire qui ont dénoncé l’absence d’enquête sur les allégations de torture et de détention arbitraire formulées par Naâma Asfari et ses coaccusés. Nous avons aussi analysé tous les éléments de la procédure au Maroc y compris le procès-verbal de garde à vue dans lequel les accusés ont tous fait des aveux stéréotypés s’accusant des infractions qui leur étaient reprochées.

Dans une autre plainte concernant des crimes de guerre commis à Gaza en 2014 au cours desquels des enfants palestiniens ont été tués et d’autres blessés par un tir de missile israélien, nous avons pu nous appuyer, entre autres nombreux rapports, sur celui publié par la Commission d’enquête des Nations unies créée au cours de l’Opération « Bordure protectrice ». Nous disposions en outre des témoignages des survivants et des voisins, ainsi que des photos du lieu de l’attaque et des débris du missile que nous avons pu soumettre à deux experts internationaux en armement.

En premier lieu, pour qu’une plainte soit reçue, il faut que la justice française se déclare compétente. Il s’agit d’une difficulté à laquelle nous devons faire face : la justice française ne peut enquêter sur des violations commises à l’étranger, par et sur des étrangers, qu’à certaines conditions. Notre travail consiste donc à vérifier que ces conditions ont été remplies. Les éléments sur lesquels nous nous fondons en dépendent : par exemple, certains dossiers connus ont été documentés par des ONG et nous pouvons ainsi nous appuyer sur leurs conclusions.

Concernant l’affaire Naâma Asfari, l’ACAT a déposé une plainte pour torture en France en sa faveur et pour son épouse Claude Mangin. Celle-ci avait été déclarée irrecevable, Naâma Asfari n’étant pas français. Pourtant en juin, après une bataille judiciaire d’un an, la justice française a reconnu Claude Mangin comme une victime potentielle de mauvais traitements, du fait de la torture de son mari. Pensez-vous que ce cas puisse faire office de précédent, et par conséquent, combler un vide juridique concernant le statut de victime ?

Il est difficile de se prononcer à l’heure actuelle, sachant que l’affaire est toujours en cours et doit être examinée par la cour de cassation. L’issue peut donc changer d’ici quelques mois :

L’originalité de ce dossier tient au fait que la justice française n’est a priori pas compétente pour enquêter sur les tortures subies par Naâma Asfari. Il a en effet été torturé à l’étranger, par des étrangers et il est lui-même étranger. Il aurait fallu que l’un des auteurs présumés des tortures soit présent en France au moment de l’ouverture de l’enquête, ce qui n’est pas le cas. Cependant, l’une des proches de M. Asfari, en l’occurrence son épouse Claude Mangin, est de nationalité française et peut donc, en tant que telle, porter plainte devant la justice française dès lors qu’elle a subi un préjudice et peut donc être considérée elle aussi comme une victime potentielle.   Toute la difficulté de notre travail a jusqu’à présent consisté à apporter à la justice française suffisamment de preuves permettant d’établir que Claude Mangin est victime, aux côtés de son mari, des violations subies par ce dernier.

Si la Cour de cassation confirme qu’elle a potentiellement subi un préjudice, la justice française sera déclarée compétente. Cela constituerait une victoire à deux égards. D’une part parce que la justice enquêterait alors non seulement sur ce qu’a subi Claude Mangin mais aussi et surtout sur la torture infligée à Naâma Asfari et qui est à l’origine du préjudice porté à son épouse.

D’autre part, une telle décision de la Cour de cassation créerait un précédent, permettant à l’avenir à d’autres Français proches de victimes étrangères ayant subi des violations à l’étranger de saisir la justice française. Ce serait un pas de plus dans la lutte contre l’impunité des crimes graves.

La dernière bataille juridique engagée par l’ACAT concerne la famille Shuheibar, résidant à Gaza et dont les enfants ont été victimes d’un bombardement israélien. La famille a porté plainte en France pour « complicité de crime de guerre » et « homicide involontaire » contre l’entreprise française, Eurofarad – aujourd’hui Exxelia Technologies – qui a fabriqué un composant du missile. Quels développements espérez-vous dans cette affaire dans les mois à venir ?

Malgré l’abondante documentation dont nous disposions dans cette affaire, la constitution du dossier de plainte a été complexe. La difficulté ne réside pas tant dans la présentation des faits que dans l’argumentation juridique développée pour établir la compétence de la justice française et qualifier le crime.

A ma connaissance, seules deux plaintes ont été déposées par la FIDH pour des faits de « complicité de torture » perpétrés par des entreprises françaises [ndlr : ces dernières ont vendu du matériel de surveillance afin de traquer les opposants politiques au régime libyen sous Mouammar Kadhafi ainsi qu’au régime syrien de Bachar Al Assad].

Dans l’affaire Shuheibar que nous défendons, il s’agit de complicité de crime de guerre et non de torture. Etrangement, même si en droit international, le crime de guerre est considéré comme plus grave que le crime de torture, il est plus difficile de saisir la justice française pour le premier que pour le second. C’est le résultat de subtilités juridiques que nous dénonçons depuis des années.

Concernant l’issue de cette affaire, nous ne sommes qu’à l’étape de la recevabilité de la plainte, le parquet devant prochainement décider d’ouvrir ou non une enquête. Bien sûr, si la justice française refuse d’enquêter nous exercerons tous les recours possibles pour contester cette décision.

Si une enquête est ouverte, la procédure durera des années. L’objectif est bien sûr de rendre justice à la famille Shuheibar. La reconnaissance de l’illégalité du crime qu’elle a subi et son indemnisation ne lui rendront pas ses enfants mais nous espérons que cela les aidera à faire leur deuil. Cette affaire sera aussi l’occasion de mettre les entreprises d’armement face à leur responsabilité. Nous attendons de telles procédures qu’elles aient au moins une vertu dissuasive. On ne devrait plus trouver une seule pièce de fabrication française sur une scène de crime de guerre.

Au regard des affaires en cours et des multiples rebondissements qu’elles ont suscité, quel bilan pouvez-vous dresser en cette fin d’année 2016 ?

Il est tôt pour porter des conclusions, car nous n’aurons d’avancées substantielles dans nos affaires que dans plusieurs mois, voire plusieurs années. La première leçon que nous tirons de notre travail contentieux estque les intérêts diplomatiques menacent sérieusement la lutte contre l’impunité des violations des droits de l’homme aussi grave soient-elles. Dans la quasi-totalité des cas que nous défendons, les procureurs, représentant la raison d’Etat, font tout pour clore les dossiers sans enquête. Il n’y a rien de bien étonnant à cela dans la mesure où, comme l’a rappelé la Cour Européenne des Droits de l’Homme, les procureurs français ne sont pas une autorité judiciaire indépendante.

Nous espérons dons que les juges d’instruction puis les juridictions de jugement sauront préserver leur indépendance, résister aux pressions et auront à cœur de rendre justice aux victimes.

Propos recueillis par Cannelle Raberahina

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