Afrique : nouvelles sociétés civiles
Dakar, 23 juin 2011. Des milliers de manifestants déferlent dans les rues de la capitale sénégalaise pour s’opposer au coup d’État constitutionnel que le président, Abdoulaye Wade, prépare depuis plusieurs mois. Ce soulèvement populaire inédit dans l’histoire du pays aboutit, le 25 mars 2012, au départ du Chef de l’État au pouvoir depuis 12 ans. Deux ans plus tard, c’est au tour de Blaise Compaoré, président burkinabé pendant 27 ans, de quitter le pouvoir sous la pression de la rue alors qu’il tente de modifier la constitution. Ces révoltes populaires nées dans la foulée des printemps arabes ont été initiées par de nouveaux mouvements citoyens qui ont, depuis, essaimé sur tout le continent. « Y’en a marre » au Sénégal, le « Balai citoyen » au Burkina Faso, « Iyina » au Tchad, « Filimbi » (« sifflet » en swahili) et la « Lutte pour le changement » (LUCHA) en République démocratique du Congo (RDC) : ils portent les espoirs de changement des citoyens africains.
L’alternance, une première étape
L’un des moteurs de ces contestations est la frustration, à laquelle sont en proie les jeunesses africaines face à des systèmes verrouillés par des élites accrochées au pouvoir depuis des décennies, voire depuis les indépendances. « Ce sont des jeunes adultes qui ont fait des études supérieures, explique Clément Boursin, responsable des programmes Afrique à l’ACAT. Ils font partie des classes moyennes, voire ils sont relativement aisés pour certains, mais considèrent que le système dans lequel ils vivent est inégalitaire. » Et pour cause : dans le secteur privé, le marché du travail n’est pas en capacité d’absorber les jeunes diplômés, de plus en plus nombreux en Afrique subsaharienne, tandis que l’administration publique est gérée par les responsables politiques qui placent leurs proches aux postes les plus importants. De fait, les plus hauts échelons professionnels restent inaccessibles pour ceux qui n’ont pas les bonnes relations.
« L’absence d’alternance politique et la restriction des libertés ont aussi été des moteurs, ajoute Gilles Yabi, économiste spécialiste du développement et fondateur du laboratoire d’idées citoyen WATHI. Certes, il y a une redistribution des richesses très limitée, mais cette corruption économique est directement liée à la corruption du politique. » La première étape est donc d’obtenir l’alternance démocratique pour ensuite aller vers une transformation plus globale du système. De fait, au-delà de leurs revendications politiques, ces nouveaux mouvements formulent aussi des revendications concrètes qui concernent directement le quotidien de leurs concitoyens, comme la fin des coupures d’électricité, la lutte contre le chômage ou l’accès de tous à une éducation de qualité.
Jeunesses mondialisées
« C’est tout le système politique, économique, sociétal, intellectuel et de valeurs, ancré dans les États africains, qu’il faut changer », affirme Floribert Anzuluni, le fondateur du mouvement congolais Filimbi, né en mars 2015. Ce jeune banquier a fait ses études à Bruxelles (Belgique), puis au Canada, avant de rentrer en République démocratique du Congo (RDC) en 2006. Il fait alors le constat que même les sociétés civiles traditionnelles sont sclérosées : « On s’est rendu compte que le système avait infiltré la jeunesse à travers les associations et les ONG, dont la majeure partie était contrôlée par des dynamiques politiques. » Les organisations qui avaient conservé leur indépendance s’étaient, quant à elles, bureaucratisées et n’étaient plus capables de mobiliser la population à travers des actions de terrain.
S’ils composent avec l’héritage de leurs prédécesseurs – les partis indépendantistes et les syndicats, puis les ONG dans les années 1990 – les mouvements de jeunes pro-démocratie ont renouvelé les moyens de mobilisation, en proposant des méthodes pacifiques et régies par l’horizontalité : il n’y a pas de dirigeant et les décisions se prennent de façon collégiale. « Ces expressions se sont aussi cristallisées, dans certains pays, autour de mouvements culturels, comme le hip hop, et de figures panafricaines emblématiques comme Thomas Sankara », ajoute Claire Kupper, chargée de recherche au sein du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), basé à Bruxelles. elles se font selon « un mode de communication et d’expression fait de slogans qui frappent les esprits et parlent à la jeunesse », précise-t-elle. Créés par des jeunesses mondialisées, ces mouvements citoyens manient avec brio la communication sur Internet et les réseaux sociaux, devenus de puissants vecteurs de mobilisation. La libération de l’information grâce au Web « a été fondamentale pour ces sociétés où auparavant, une seule version de l’information émanait de l’État central », développe Julie Owono, directrice exécutive de l'ONG Internet sans frontière. « Ces outils ont été utilisés de manière intelligente par les citoyens », qui par exemple pouvaient fixer la date et le lieu d’une manifestation grâce aux réseaux sociaux, « ce qui a permis de donner un impact plus important et plus rapide aux mobilisations ».
L’engagement comme résilience
La révolution numérique a également donné aux jeunesses africaines une visibilité sur la scène internationale. Si la portée de cette audience dépend des intérêts des puissances occidentales, peu enclines à soutenir les mouvements citoyens qui contestent les régimes « amis » (voir p.22), elle a dans tous les cas participé à un « recul de la peur » : « Ils savent que s’il leur arrive quelque chose, cela va vite se savoir », développe Claire Kupper. L’un des enjeux est donc de saisir les moments charnières, comme les périodes électorales, lors desquels les yeux de la communauté internationale sont braqués sur eux. « Le Niger ou le Cameroun n’ont pas encore connu ce moment clef qui aurait pu les projeter sur le devant de la scène. Au Tchad, il y a eu une élection présidentielle, mais le régime répressif en place ne leur a pas permis d’aller très loin dans la contestation », précise Claire Kupper. Au Togo, où depuis août 2017 des manifestations massives réclament le départ du président Faure Gnassingbé, les arrestations arbitraires, les morts et les blessés par balles se multiplient.
Face à cette répression, la capacité de résistance des jeunesses africaines s’est tout de même renforcée. En RDC, « le régime n’avait pas mesuré le niveau de rejet au sein de la jeunesse, ni son niveau de détermination » et a, malgré lui, contribué au développement de Filimbi, confie Floribert Anzuluni. C’est que l’engagement est devenu une « résilience », selon Claire Kupper, face à la violence et au non développement. Une analyse partagée par Gilles Yabi : « Leur engagement se situe dans le refus de la résignation qui consisterait à quitter le pays ou à recourir à la violence. » C’est bien là, finalement, que réside leur force.
La tentation de l'extrémisme
En septembre 2017, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) publiait le rapport Vers l’extrémisme en Afrique : facteurs, motivations et éléments déclencheurs du recrutement. en interrogeant 495 recrues d’organisations extrémistes, telles que Boko Haram, le PNUD a établi le profil type du « jeune embrigadé ». Marginalisation, frustration économique et sociale, défiance vis-à-vis des pouvoirs publics sont quelques-unes des raisons qui poussent certains jeunes à sombrer dans la violence. 71 % affirment que les agissements de leur gouvernement, comme l’exécution ou l’arrestation arbitraire d’un de leurs proches, a motivé leur choix. Si la violence d'état génère des mouvements pacifiques, elle fait aussi le lit de l'extrémisme : les gouvernants feraient bien de s'en souvenir.
Par Anna Demontis, chargée de projet éditorial à l'ACAT
Article issu du dossier « Afrique : jeunes et indignés », du Humains n°03