« Nous ne sommes pas des agents de l’étranger »
Oleg Khabibrakhmanov coordonne l’ensemble des activités du Comité contre la torture menées à travers la Russie. Le Comité est une organisation de référence en Russie dans la lutte contre la torture et a reçu plusieurs prix internationaux pour son travail, notamment le prix des droits de l’homme 2011 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE).
L’ONG agit dans plusieurs régions de la Fédération de Russie et notamment en Tchétchénie. Oleg Khabibrakhmanov y dirige une équipe de juristes qui enquêtent sur les disparitions et les violations des droits de l’homme. Il est d’ailleurs l’une des figures du bouleversant documentaire, diffusé en mars sur Arte et réalisé par Manon Loizeau, « Tchétchénie, une guerre sans traces ». Son équipe de défenseurs des droits de l’homme fait partie des rares personnes qui osent encore travailler en Tchétchénie et cela, malgré les menaces. Ils ont établi un Groupe mobile conjoint, dont le but est de permettre un roulement rapide du personnel basé en Tchétchénie et de réduire ainsi les risques de représailles des autorités.
Mi-janvier, le Comité contre la torture a été inscrit sur la liste des ONG considérées comme « agents étrangers » par le ministère de la Justice russe. Il a été dissout mais s’est réenregistré sous un nouveau nom, « le Comité pour la prévention de la torture ». Soumis à une terrible pression, qui s’est traduite notamment par l’attaque de leur bureau de Grozny par des hommes à la solde du dictateur tchétchène Ramzan Kadyrov, ils ont choisi de continuer malgré tout leur travail.
Quel impact les lois sur « les agents de l’étranger » ont-elles sur la société civile russe ?
Ces lois ont un impact très négatif sur les organisations de la société civile russe. Lorsqu’elles sont étiquetées comme « agents de l’étranger », ces organisations ne sont plus en mesure de travailler, leur existence même devenant problématique. Toutefois, le problème principal de ces lois n’est pas qu’elles stipulent que l’État nous considère comme des agents de l’étranger mais qu’elles nous obligent à nous déclarer en tant qu’agents de l’étranger. Elles nous forcent à mentir sous peine d’être sanctionnés. Par exemple, si je donne un entretien à un media russe, je suis tenu de déclarer que l’information que je donne est donnée par un agent de l’étranger, ce qui la discrédite a priori. Nous sommes dans une position très inconfortable, nous ne voulons pas nous taire, mais en même temps, nous ne pouvons plus nous exprimer.
Par ailleurs, dans le contexte russe, la dénomination « d’agent de l’étranger » est très forte. Elle se réfère à l’époque soviétique et signifie que l’organisation ou la personne en question est un espion, qu’elle défend les intérêts d’États occidentaux, tels que les États-Unis. Or, c’est faux. Nous travaillons pour la protection des droits des citoyens russes et pour la défense de la constitution de la Fédération de Russie. Je n’ai aucune idée de ce que sont les intérêts des États-Unis ! Malheureusement, l’opinion publique adhère au discours officiel de plus en plus paranoïaque, et pense que nous travaillons pour des États étrangers, ce qui est un énorme problème pour nous et crée de nombreux obstacles à notre travail. Le but de ces lois est de rendre notre discours inaudible, en plus que de nous empêcher de faire notre travail.
Comment votre organisation fait-elle face à cette situation ? Comment réussissez-vous à mener vos projets à bien ?
Nous refusons de nous soumettre à ces lois et cherchons des moyens de les contourner. Comme la plupart des autres organisations d’ailleurs. Très peu d’entre elles ont accepté de s’enregistrer comme agents de l’étranger, on peut les compter sur les doigts d’une main. Je travaillais auparavant pour une organisation appelée « Comité contre la torture ». Nous l’avons fermée. Aujourd’hui, je travaille pour une organisation appelée « Comité pour la prévention de la torture ». Nous sommes les mêmes personnes, dans les mêmes bureaux qui font le même travail, mais nous sommes une organisation différente. De plus, nous refusons de recevoir des fonds provenant de fondations étrangères. En conséquence, personne ne peut nous dire que nous sommes des agents de l’étranger. La plupart des autres organisations ont utilisé des méthodes analogues. Cela fonctionne pour l’instant, mais nous ne savons pas jusqu’à quand cela pourra durer.
Quelles perspectives voyez-vous pour votre organisation et comment des organisations telles que l’ACAT peuvent-elles vous aider ?
Il est très difficile d’imaginer l’avenir. La situation est critique. Les autorités russes n’ont pas besoin de société civile et font de leur mieux pour la détruire. Aujourd’hui nous avons du mal à survivre. Le fait d’avoir changé notre nom nous a permis de continuer à opérer pour le moment, mais je ne sais pas pour combien de temps encore. Peut-être qu’une autre loi interdisant toute organisation de défense des droits de l’homme sur le territoire de la fédération de Russie sera votée l’année prochaine, qui sait ?
La question du soutien que des organisations comme l’ACAT-France peuvent nous apporter est également très complexe. Il y a cinq ou six ans, le président Poutine et notre gouvernement s’inquiétaient de leur image dans l’opinion internationale. C’était quelque chose de très important pour eux. De ce fait, une pression de la société civile internationale et des gouvernements occidentaux pouvait conduire à des améliorations sur nos conditions de travail. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Pire, si l’ambassadeur de France, par exemple, déclare soutenir les organisations des droits de l’homme en Russie, cela risque d’avoir des retombées négatives sur nos actions puisque cela permettra de nourrir le discours officiel selon lequel nous sommes des « agents de l’étranger ». Je n’ai donc pour l’instant pas de réponse précise à cette question, mais vous enjoins tout de même de continuer à informer le monde sur ce qui se passe en Russie.