Mauritanie
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Quand garde à vue rime avec décès

En trois mois, deux jeunes négro-mauritaniens sont morts en détention à Nouakchott alors qu’ils étaient en garde à vue au sein de commissariats de police. Dans au moins un des deux cas la mort sous la torture est avérée. Ce type de violence étatique sur un jeune négro-mauritanien illustre en partie la face sombre de politiques discriminatoires dans le pays. Retour sur deux affaires de décès en détention qui ont conduit à des manifestations et des émeutes dans le pays.
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Carte de la Mauritanie. © Carte Coralie Pouget/ACAT-France
Le 19 / 06 / 2023

Analyse par Clément Boursin, responsable Programmes et plaidoyer Afrique de l'ACAT-France.

« Bien que l’usage de la torture ait diminué en Mauritanie depuis les années 1990, la torture demeure encore largement utilisée à l’encontre des détenus de droit commun et des personnes arrêtées pour des raisons politiques et de lutte contre le terrorisme. L’usage de la torture se fait au moment de l’arrestation, du transport de la personne arrêtée vers le premier lieu de détention et, particulièrement lors de la garde à vue, ou encore lors de transfèrements. Obtenir des aveux sous la contrainte reste encore une pratique généralisée comme méthode d’enquête des forces de sécurité ».

Voilà ce qu’affirmait il y a cinq ans l’ACAT-France à l’occasion de la 64ème session du Comité contre la torture (CAT) qui examinait, à Genève, la situation de la Mauritanie. Sept associations mauritaniennes de défense des droits humains, avec l’appui de l’ACAT-France, avaient alors publié un rapport sur la situation de la torture dans le pays.

Depuis quelques mois, le sujet de la torture agite fortement la Mauritanie et pousse de plus en plus de citoyens dans les rues pour dénoncer les violences policières notamment avec les affaires Souvi Ould Jibril Ould Cheine, militant des droits humains, décédé à la suite de tortures en février 2023 et  Oumar Diop, jeune homme mort en mai 2023 après avoir été arrêté par des policiers .

Le décès d’Oumar Diop alors qu’il était entre les mains de la police a ravivé à le souvenir de la mort sous la torture de Souvi Ould Jibril Ould Cheine.  Des manifestations se sont improvisées dans plusieurs villes du pays. Certaines se sont transformées en émeutes. Un jeune homme est mort à Boghé au cours de ses manifestations. Trop c’est trop, semblait être le mot d’ordre au sein d’une partie de la population mauritanienne, visible dans les rues.

Ce mouvement de colère spontané qui a duré trois jours, jusqu’à ce que les autorités coupent la 3G et la 4G afin d’empêcher les jeunes de communiquer entre eux via leurs téléphones portables, est apparu, chez nombre d’observateurs, comme un ras-le-bol de la population négro-mauritanienne face au comportement de la police en général.

Les abus de pouvoir de la police à l’encontre des populations négro-mauritaniennes sont courants en Mauritanie : contrôles et arrestations arbitraires, racket, violences verbales et physiques. Les populations « noires », particulièrement les jeunes, ont le sentiment largement partagé de faire l’objet de discriminations de la part d’une police largement dirigée par la communauté au pouvoir, les Beydanes dit « maures blancs ».

L’Affaire Souvi

Souvi Ould Jibril Ould Cheine était un défenseur des droits humains reconnu, particulièrement présent sur les réseaux sociaux à travers lesquels il dénonçait les inégalités sociales et appelait à plus d’inclusion dans la société mauritanienne. Il est mort au sein du commissariat de Dar Naim 2, à Nouakchott, le 9 février 2023. Il s’y était rendu de son propre chef en après-midi à la suite d’une plainte déposée contre lui pour une créance non remboursée. Placé en détention dans une affaire civile au lieu d’être simplement entendu, il n’en sortira pas vivant. En fin d’après-midi, il est transféré à l’hôpital Cheikh Zayed où son décès est immédiatement constaté.

Sur un aplat rouge, photo de Souvi Ould Jibril Ould Cheine.

Que s’est-il passé durant ces quelques heures au sein du commissariat de Dar Naim 2 ? En pleine nuit du 9 février, le procureur de la République informé de ce décès suspect se rend à l’hôpital pour examiner le corps et sur la base de ce qu’il voit et des échanges qu’il a avec le corps médical, il conclut hâtivement à un décès par « crise cardiaque ».

Cette annonce suscite un fort mécontentement populaire dès le soir même et soulève la polémique au niveau politique et de la société civile. Face à une grogne qui commence à faire du bruit, le président de la République instruit, le 10 février, le ministre de la Santé de mener une autopsie transparente. Quatre médecins sont mandatés.

Le même jour, la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) mauritanienne ouvre une mission d’enquête, avec l’appui du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH). Dans la soirée, cette mission se rend à l’hôpital et note, sur le corps de la victime, des traces de sang au niveau des yeux, du nez, de la joue et de l’oreille, des tuméfactions sur le côté droit du cou, des ecchymoses sur le côté supérieur gauche de la poitrine et des traces de menottes nettes et profondes sur les mains et la jambe droite et de manière moins visibles sur la jambe gauche.

Le 11 février, l’autopsie mandatée par le ministère de la santé est effectuée. Son rapport conclut qu’une asphyxie traumatique par strangulation a certainement provoqué la mort. Le procureur de la République de Nouakchott Nord rend très rapidement public les résultats de l’autopsie et fait procéder à l’arrestation du commissaire et de tous les éléments de la police présents au moment de l’arrestation et de l’interrogatoire de Souvi Ould Jibril Ould Cheine.

Le jour même, à Banjul, capitale de la Gambie, deux rapporteurs de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) – Maya Sahli Fadel,
Rapporteure sur la situation des droits de l’homme en République Islamique de Mauritanie, et Rémy Ngoy Lumbu, Rapporteur spécial sur les défenseurs des droits de l’homme et Point focal sur les représailles en Afrique – publient une déclaration dans laquelle ils font part de leur « tristesse » quant au décès de « Souvi Ould Jibril Ould Cheine suite à des mauvais traitements en détention ».

Leur recommandation est simple : pas d’impunité dans cette affaire.

« La Commission demande aux autorités mauritaniennes de mener une enquête rapide et indépendante et de prendre toutes les mesures nécessaires afin de faire la lumière sur les circonstances du décès de M. Souvi Ould Jibril Ould Cheine ; et d'entamer des poursuites à l'endroit des auteurs de cet acte criminel qui a porté atteinte au droit à la vie, protégé par l’article 4 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ».

– Communiqué de presse de la CNDH

Le lendemain, le Mécanisme national de prévention de la torture (MNPT) mauritanien publie à son tour un communiqué concluant que Souvi Ould Jibril Ould Cheine a été torturé en détention. Le 21 février, la CNDH rend public son rapport d’enquête : « les violences physiques exercées par des policiers sur la victime ont conduit à sa mort ».

Aujourd’hui, l’affaire est entre les mains de la justice et tout le monde attend que la loi soit appliquée sur la base de la loi 2015-033 relative à la lutte contre la torture en Mauritanie, qui prévoit en son article 9 qu'à chaque fois qu'il existe des « motifs raisonnables » de croire qu'un acte de torture ou mauvais traitement a été tenté ou commis, les autorités judiciaires initient immédiatement une enquête impartiale, même en l'absence de plainte.

Le procès à venir va être déterminant pour garantir aux citoyens vivant en Mauritanie que l’État mauritanien n’accepte plus l’usage de la torture au sein de ses forces de l’ordre. La transparence de la procédure à venir devra être totale et le procès : équitable et impartial. Les auteurs, actuellement en détention provisoire, risquent une réclusion à perpétuité car les actes de torture ont entraîné la mort de la victime (article 11). En cas de non-décès, la loi prévoit des peines allant de 10 à 20 ans de prison pour les auteurs et complices d’actes de torture.

L’Affaire Oumar Diop

Moins de 24 heures après le décès d’Oumar Diop faisant suite à son passage dans un commissariat de Nouakchott le 28 mai 2023, les forces de l’ordre ont donné leur version sur les réseaux sociaux : Oumar Diop, « à moitié inconscient » sous l’effet de produits psychotropes aurait été frappé dans la rue par trois jeunes hommes. Ces derniers auraient pris la fuite à l’arrivée de la police et Oumar Diop aurait été emmené au commissariat de Sebkha à des fins d’enquête. Après s’être plaint d’être essoufflé, il aurait été transféré à l’hôpital où il est décédé peu après son arrivée.

Cette version de la police a rappelé celle du procureur dans l’affaire Souvi juste après son décès : « crise cardiaque ». Pour éviter de nouvelles émeutes, les autorités mauritaniennes ont rapidement entrepris une enquête. Une autopsie a été effectuée par le médecin légiste le 29 mai en présence notamment du substitut du procureur et de l’avocat de la famille. Les policiers en service au commissariat le jour de la mort d’Oumar Diop ont été auditionnés.

Des compléments d’autopsie ont été menés par un médecin légiste marocain le 1er juin. Selon le rapport de ce dernier dont la teneur a été rendue publique par le parquet, le 9 juin, Oumar Diop est mort d’un arrêt cardiaque à la suite d’une consommation excessive de cocaïne mélangée à de l’alcool, confirmant le rapport de police. Une copie du rapport d’autopsie a été remise aux représentants de la famille via l’ambassade du Maroc. Cette dernière ne croit toujours pas en cette version mais elle n’a pas eu les moyens financiers pour effectuer une contre-expertise médicale.

Sur un aplat rouge, photo d'Oumar Diop.

Le 10 juin, l’enterrement d’Oumar Diop a eu lieu dans un cimetière du nord de Nouakchott. Deux jours plus tard, les avocats de la famille d’Oumar Diop ont tenu une conférence de presse au cours de laquelle ils ont affirmé qu’Oumar Diop avait « bel et bien été torturé ». Ils ont dénoncé l’arrestation d’un témoin oculaire qui se nomme Fousseynou Soumaré et « qui a tout filmé et raconté ».Ce dernier serait actuellement détenu au sein de la prison de Dar-Naim.

Pour les avocats, les conclusions de l’autopsie sont incomplètes car le médecin légiste marocain s’est concentré sur l’expertise toxicologique de la victime et non sur les causes du décès, affirmant que des signes de torture étaient visibles sur le corps de la victime. Ils ont terminé leur conférence de presse en rappelant l’importance de mener une enquête approfondie et transparente en vue d’établir la vérité dans cette affaire.

Dans les deux affaires de décès survenus à la suite d’une détention au sein de commissariats de police dans la capitale Nouakchott, les autorités mauritaniennes ont rapidement réagi et demandé des enquêtes plus ou moins abouties afin d’établir les faits afin de calmer l’opinion publique et maitriser la grogne sociale. Cela semble avoir fonctionné.

Quant au jeune homme mort à Boghé – Mohamed Lemine Ould Samba – au cours de la manifestation du 30 mai 2023, une plainte a été déposée auprès du procureur de la République par ses parents. Les autorités devront veiller à ce qu’une enquête soit menée en toute transparence et indépendance afin d’établir les faits et les responsabilités éventuelles, avec précision.

Les Mauritaniens n’acceptent plus les bavures et les violences d’État.

➡️ Les autorités politiques devraient en prendre note et veiller à professionnaliser encore davantage les forces de l’ordre et veiller à ce qu’elles soient formées au respect des droits humains et qu’elles bénéficient de manière continue de modules de formation sur le non-recours à la torture.

➡️Il faudra également renforcer la justice afin de lui permettre, à chaque allégation de tortures, d’engager des moyens humains et techniques d’enquêtes.

➡️La tolérance 0 vis-à-vis des tortionnaires passera inévitablement par un développement des capacités locales en termes de médecine légale.

L’indispensable besoin de justice concernant le « passif humanitaire »

Durant ces dernières années, l’État mauritanien a réalisé des efforts importants en vue d’avoir une législation conforme au droit international dans la définition et la criminalisation de la torture.

En plus de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH), compétente pour veiller à la prévention et la lutte contre la torture, les autorités mauritaniennes ont mis en place un organe de prévention de la torture plus spécifiquement dédié : le mécanisme de prévention de la torture (MNPT).

Ces évolutions notables et positives ne sont toutefois pas suffisantes. Les émeutes faisant suite au décès d’Oumar Diop ont mis au jour une fragilité dans la cohésion sociale mauritanienne. Les militants négro-mauritaniens estiment que la discrimination perdure en Mauritanie bien que l’esclavage soit interdit dans le pays.

Pour Kaaw Touré, porte-parole des Forces progressistes du changement, interviewé sur Radio France Internationale (RFI) :

« La police tue, arrête et torture sans aucune poursuite judiciaire. L’exclusion systémique de la communauté noire dans l’administration, l’armée, dans la diplomatie, partout, est visible. »

– Kaaw Touré, porte-parole des Forces progressistes du changement, interviewé sur Radio France internationale.

Il est temps pour les autorités mauritaniennes d’aller plus en avant dans une politique visant à accroître la cohésion sociale dans le pays pour éviter que les tensions communautaires, qui apparaissent à chaque mort suspecte, débouchent un jour sur une crise politique majeure qui occasionne encore davantage de violences.

Dans ce cadre, il faudra inévitablement se pencher sur les affres du passé et s’attaquer de front au « Passif humanitaire » et aux événements tragiques ayant endeuillés de nombreuses familles mauritaniennes entre 1986 et 1992.

« Les autorités [mauritaniennes] ont le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations commises durant le Passif humanitaire, en particulier lorsqu’il s’agit de disparition forcée, de torture, d’atteinte au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder à des poursuites judiciaires, et de prononcer une peine appropriée. »

– MENA Rights Group, dans sa note d'analyse Mauritanie : 30 ans après le massacre d’Inal, retour sur les « années de braise »

Le respect des droits humains et notamment la lutte contre la torture et contre l’impunité des auteurs et responsables de graves violations des droits humains passées devrait être au centre des priorités de l’État mauritanien pour préserver la paix civile dans le pays.

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