La Tunisie se dérobe de nouveau à ses engagements internationaux
Ce jugement semble sonner le glas de la justice transitionnelle en ce qu’il considère comme prescrits les faits de torture subis par Rached Jaïdane en 1993 et pendant les 13 ans d’emprisonnement qui ont suivi. Au-delà de ce cas, ce sont des centaines, voire des milliers de victimes des ères Bourguiba et Ben Ali qui pourront ainsi voir leurs tortionnaires soustraits à la justice.
En outre, le jugement de la Cour d’appel contrevient de façon flagrante à la Convention contre la torture et à la décision rendue en octobre dernier par le Comité contre la torture à la suite d’une plainte déposée par Rached Jaïdane. Dans sa décision, le Comité avait fermement condamné la Tunisie pour de multiples violations de la Convention et avait demandé à l’Etat de reprendre l’enquête et de poursuivre les tortionnaires de Rached Jaïdane pour des infractions reflétant la gravité des faits.
Le jugement de la Cour d’appel jette enfin un sérieux doute sur la volonté mainte fois réaffirmée des autorités tunisiennes d’éradiquer le phénomène tortionnaire. La lutte contre l’impunité est indispensable non seulement à la réparation des victimes mais aussi à la prévention de la torture. La décision rendue dans l’affaire Jaïdane, soustrayant les tortionnaires à la justice envoie le message que les auteurs de violations graves des droits de l’homme peuvent continuer à officier en toute impunité.
L’ACAT, l’OMCT et TRIAL International appelle les autorités tunisiennes à réparer cette erreur est à prendre toutes mesures nécessaires pour se conformer à leurs engagements internationaux en mettant en œuvre la décision du Comité contre la torture.
Rappel des faits :
En 1993, Rached Jaidane, enseignant à l’université en France, se rend en Tunisie pour assister au mariage de sa sœur. Le 29 juillet, des agents de la Sûreté de l’Etat l’interpellent à son domicile, sans mandat. S’ensuivent 38 jours de détention au secret et de tortures au ministère de l’Intérieur sous la supervision directe de hauts responsables du régime sécuritaire de Ben Ali. Rached Jaidane est interrogé sur ses liens présumés avec un responsable du parti islamiste Ennahda vivant en exil en France. Sous les coups, il finit par signer, sans les lire, des aveux dans lesquels il reconnaît notamment avoir fomenté un attentat contre le parti de Ben Ali. Après 3 ans d’instruction judiciaire menée par un juge aux ordres, Rached Jaïdane est condamné à 26 ans de prison à l’issue d’un procès de 45mn. Il sera libéré en 2006, après 13 ans de torture et mauvais traitements dans les geôles tunisiennes.
L’histoire de Rached Jaïdane est emblématique du système tortionnaire tunisien, celui-là sur lequel les gouvernements post-révolution ont promis de tourner la page en rendant justice aux victimes. Et pourtant…
Juste après la révolution, Rached Jaïdane porte plainte pour torture. L’enquête est bâclée. Les tortures indescriptibles qu’il a subies sont qualifiées de simple délit de violence passible d’un maximum de cinq ans d’emprisonnement, au motif que le crime de torture n’existait pas dans le code pénal au moment des faits. Pourtant, bien d’autres options s’offraient au juge pour qualifier les faits de crime.
Le procès est sans cesse reporté. Le verdict tombe en avril 2015 : prescription ! Les faits sont considérés comme trop anciens. Les figures représentatives de la machine tortionnaire repartent libres.
La décision du Comité contre la torture, rendue à la suite d’une plainte déposée par l’ACAT et TRIAL international, s’inscrit à l’encontre de ce verdict. Elle est lourde de sens et d’exigences vis-à-vis de la justice tunisienne. Tout en rappelant à la Tunisie l’ « obligation (…) d’imposer aux auteurs d’actes de torture des peine appropriées eu égard à la gravité des actes », le Comité :
- indique que la justice tunisienne ne peut nullement retenir la prescription comme elle l’a fait dans l’affaire Jaïdane ;
- exige, dans les cas où les juges ne pourraient qualifier juridiquement de torture des actes commis avant 1999 (date d’incrimination de la torture dans le Code pénal), qu’ils retiennent une qualification reflétant la gravité des faits et permettant des poursuites.
Un appel clair à rompre avec les pratiques d’impunité qui, au-delà de la douleur qu’elles infligent aux victimes, constituent un blanc-seing donné aux forces de sécurité tunisiennes qui continuent aujourd’hui de recourir à la torture et aux mauvais traitements.
Contact Presse: Mariam Chfiri/ mariam.chfiri@acatfrance.fr/ 01 40 40 40 24