Rapport alternatif de l’ACAT de Freedom Without Borders concernant la torture et les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en Tunisie
Intervention de l'ACAT devant le Comité contre la torture des Nations unies
L’ACAT souhaite attirer l’attention du Comité sur la persistance de l’impunité des crimes de torture. Cette impunité repose sur des écueils législatifs et des dysfonctionnements judiciaires qui nous semblent symptomatiques d’un réel manque de volonté politique de rendre justice aux victimes torturées ou maltraitées aussi bien sous le régime de Ben Ali qu’aujourd’hui encore.
L’exemple de Rached Jaïdane est emblématique de cette impunité en voie de systématisation. Arrêté en 1993 pour ses liens présumés avec le mouvement islamiste Ennahda, il a été détenu au secret et torturé par la sûreté de l’Etat. Il a porté plainte pour torture après la révolution et s’est trouvé confronté aux rouages d’une justice délibérément dysfonctionnelle. L’enquête pour torture a été bâclée : le témoin principal n’a pas été interrogé et les alibis des mis en cause n’ont pas été vérifiés. De telles négligences dans le déroulement des enquêtes sont très fréquentes et souvent volontaires et ont déjà mené à des non lieux dans d’autres affaires. Ensuite, le juge d’instruction a choisi de qualifier les faits de simple délit de violence au motif que le crime de torture n’a été intégré dans le Code pénal qu’en 1999 et qu’il n’est pas applicable rétroactivement. Cependant, comme cela est explicité dans le rapport, le juge aurait tout de même pu qualifier les faits de crimes de séquestration et de crime de violence passibles de peines à la hauteur de la gravité des faits. Finalement, après plus de trois ans de procès marqué par des reports d’audiences dilatoires, les juges ont définitivement achevé l’espoir de justice de Rached Jaïdane en considérant les faits prescrits (statute of limitation). Pourtant, après la révolution, les gouvernements transitoires s’étaient engagés à ne pas faire jouer la prescription dans les cas de torture passés au motif qu’il était impossible d’obtenir justice à l’époque de Ben Ali.
La décision rendue dans l’affaire de Rached Jaïdane constitue un revirement jurisprudentiel chargé d’implications politiques. Elle sonne le glas de la justice transitionnelle en refermant la chape de plomb sur les crimes passés.
Les personnes torturées depuis la révolution ont elles aussi d’autant plus de difficultés à obtenir justice que leurs agresseurs sont toujours en fonction. Les enquêtes sont diligentées tardivement, ce qui laisse aux traces de sévices le temps de s’estomper, et elles s’étirent dans le temps pour être le plus souvent abandonnées de facto avant même l’audition des auteurs de torture.
Une des conséquences de l’absence d’enquêtes promptes et diligentes est que de nombreuses victimes, à l’exemple de Taoufik Elaïba mentionné dans le rapport, demeurent emprisonnées sur la base d’aveux forcés. D’autres subissent des mesures de rétorsion pour avoir porté plainte au lieu de voir leurs tortionnaires poursuivis.
Ainsi, 5 ans après la révolution, le bilan de la lutte contre l’impunité demeure bien maigre. Au-delà du double préjudice que cela inflige aux victimes privées de justice, l’impunité systémique constitue un terreau fertile pour la radicalisation et apparaît surtout comme un blanc-seing donné aux forces de sécurité qui continuent de recourir fréquemment à la torture et aux mauvais traitements.
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