Nouveau naufrage, nouveau drame. 300 migrants partis samedi de Libye ont disparu en mer la semaine dernière. Dans les discours politiques, en France comme en Europe, la lutte contre les filières d’immigration clandestine et les « passeurs » sert souvent de justification à la pénalisation de l’exilé lui-même. Mais qui sont réellement les passeurs ? Eve Shahshahani, responsable asile à l’ACAT, répond à cinq questions à ce propos.
Qu’appelle-t-on un passeur ?
E. S : Tous ceux qui, souvent moyennant finance, facilitent le long voyage des migrants et le « passage » clandestin de frontières si bien gardées tombent sous le vocable de « passeurs ». Les passeurs sont avant tout le maillon d’une chaine. D’un côté de cette chaîne des personnes qui, à cause de la guerre, la faim, l’instabilité politique ou la recherche d’une vie meilleure, sont prêts à de grands sacrifices pour rejoindre les pays industrialisés, et particulièrement l’Europe. A l’autre bout de la chaîne, il y a la « forteresse Europe ». L’espace Schengen, comme un parc, est une zone de libre circulation une fois qu’on est à l’intérieur, mais ses barrières extérieures sont bien gardées, et on n’y entre qu’avec un visa. Et ces visas sont délivrés au compte-goutte par les ambassades des pays européens un peu partout dans le monde. Alors faute d’alternative, ces personnes désespérées entreprennent un voyage plus long, plus cher et plus dangereux, car il est clandestin.
Ces passeurs sont-ils tous cyniques, inhumains, cupides ?
E. S :Pas tous, mais certains sont indéniablement de réels trafiquants d’êtres humains qui font du désespoir des populations exilées leur fonds de commerce. Comme en Libye, ils prélèvent des sommes importantes pour charger un maximum de civils soudanais, érythréens ou syriens à bord d’embarcations vétustes, au mépris total de la vie des passagers. Ceux qui sont à la tête du réseau laissent parfois le soin aux victimes elles-mêmes de manœuvrer ces navires. Les migrants qui secondent alors le capitaine du bateau sont aussi théoriquement des passeurs, puisqu’ils jouent un rôle dans ce voyage, pour lequel ils ont obtenu une réduction du prix, mais ils sont à la fois des victimes. Mais cette figure du passeur-trafiquant est réductrice et ne reflète pas une réalité bien plus complexe.
Quels sont les autres profils ?
E. S Il y a quasiment autant de profils de passeurs que de voyages d’exil. Certains passeurs prennent des risques et concrètement, ils permettent de sauver des vies, même si leurs services sont rétribués. Un grand nombre de « passeurs », notamment par voie terrestre, sont des intermédiaires, qui prennent en charge des migrants sur une partie du chemin de l’exil. Ils sont parfois eux-mêmes de migrants résignés, qui ont tenté plusieurs itinéraires pour rejoindre leur destination et connaissent les différentes routes qui « marchent » ou ne « marchent pas ». Ils sont alors plus ou moins aidants, plus ou moins intéressés. Il y a aussi ceux qui, moyennant finance, fournissent des faux papiers – souvent avec la complicité d’autorités locales corrompues – à des personnes qui peuvent ainsi prendre l’avion et fuir le danger. Ils sont faussaires, usurpateurs d’identité, mais aussi résistants et sauveteurs, et parfois eux-mêmes demandeurs d’asile à l’arrivée.
Que peut-on faire pour éviter ces tragédies?
E. S Il est bien entendu nécessaire de lutter contre les véritables trafiquants d’êtres humains. Mais la diabolisation des « passeurs » n’empêchera pas les migrants de mourir en mer. Elle nous détourne commodément d’une réflexion nécessaire sur les causes de l’exil et sur les effets de la politique migratoire de l’Europe. Ces passeurs sont présentés comme la cause du problème et non comme l’un de ses symptômes. Réfléchir à qui sont les passeurs nous invite à déconstruire les idées reçues et les discours simplistes, et questionne la différence entre légalité et moralité. Mais surtout, si nous voulons éviter ces tragédies, nous devons nous interroger en tant que citoyens européens sur la responsabilité de nos Etats, qui privilégient un traitement sécuritaire à une approche humaniste des phénomènes migratoires.