L’ACAT au cœur de la crise diplomatique franco-marocaine
Le torchon brûle entre le Maroc et la France depuis le 20 février dernier. Entre l’annulation de visites d’officiels français au Maroc et la suspension par le Royaume des accords de coopération judiciaire avec l’hexagone, on n’avait pas vu un tel coup de froid diplomatique depuis des décennies entre ces deux États qui se targuent d’habitude d’être liés par une amitié à toute épreuve.
Á l’origine de la crise, la pugnacité de l’ACAT qui oeuvre depuis plusieurs années à obtenir justice pour des victimes torturées au Maroc. Les actions qui ont suscité l’ire des autorités chérifiennes concernent principalement deux victimes représentées par l’ACAT, Adil Lamtalsi et Naâma Asfari. Deux hommes présentant des histoires totalement différentes mais qui ont en commun d’avoir goûté les méthodes d’enquête musclées des forces de sécurité marocaines.
Adil Lamtalsi, franco-marocain, a été arrêté le 30 septembre 2008 à Tanger. Transporté au centre de détention secret de Temara, géré par la Direction générale de surveillance du territoire (DGST), il allègue y avoir subi des sévices pendant trois jours jusqu’à ce qu’il signe des aveux. Puis il a été transféré à la gendarmerie de Larache où il dit avoir été frappé, humilié et contraint de signer des documents en arabe, une langue qu’il ne lisait pas. Le 11 novembre 2008, M. Lamtalsi a été condamné à dix ans d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants, sur la base d’aveux obtenus sous la torture, bien qu’il ait montré les traces de sévices au juge lors du procès.
En 2012, sa famille a contacté l’ACAT pour qu’elle aide M. Lamtalsi à obtenir justice pour les tortures subies et pour qu’elle appuie son transfèrement en France, afin qu’il puisse purger sa peine près de sa famille, comme le prévoient les accords de coopération judiciaire France-Maroc. L’ACAT a alors enquêté pendant plusieurs mois sur les sévices subis par la victime, en établissant un récit détaillé des faits et en recueillant des témoignages.
M. Lamtalsi a finalement été transféré en France en mai 2013. Sa sécurité étant alors garantie, l’ACAT a engagé un avocat pour le représenter. Le 21 mai 2013, l’avocat a déposé une plainte pour torture avec constitution de partie civile auprès du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, au nom de M. Lamtalsi et de l’ACAT. En décembre 2013, la vice-doyenne des juges d’instruction du TGI de Paris a été désignée pour instruire le dossier.
En parallèle de ses actions en soutien à M. Lamtalsi, l’ACAT a documenté un autre cas de torture, celui de Naâma Asfari, Sahraoui de nationalité marocaine. Ce militant pour les droits de l’homme et l’autodétermination du Sahara occidental a été arrêté par les forces de sécurité marocaines le 7 novembre 2010 à Laayoune, une ville du Sahara occidental sous administration marocaine. Cette arrestation a eu lieu la veille du démantèlement du camp de protestation sahraoui de Gdeim Izik qui a donné lieu à de très nombreuses autres arrestations assorties de tortures. Tabassé devant plusieurs témoins au cours de son arrestation, M. Asfari a ensuite été détenu et, selon son récit, torturé pendant plusieurs jours au commissariat de police de Laayoune puis au commissariat de gendarmerie, par des policiers, des gendarmes et des agents de renseignements généraux et de la DGST. Le 16 février 2013, il a été condamné à 30 ans d’emprisonnement par le tribunal militaire, sur la base d’aveux signés sous la torture et aux côtés de 23 co-accusés qui ont allégué avoir eux aussi été torturés pendant leur garde à vue.
Le 20 février 2014 au matin, à l’issue d’une enquête de plusieurs mois pour documenter le cas, l’ACAT a déposé une plainte contre le Maroc au nom de M. Asfari devant le Comité contre la torture des Nations unies à l’occasion du 1er anniversaire de sa condamnation. Au même moment, l’association a déposé une plainte pénale avec constitution de partie civile devant la justice française, au nom de l’épouse française de M. Asfari, de l’ACAT et de M. Asfari lui-même.
Par une heureuse coïncidence, quelques heures après avoir déposé ces plaintes, l’ACAT a appris que le chef de la DGST marocaine, M. Hammouchi, était de passage en France dans un cadre non officiel et allait repartir le soir-même. Il s’agissait peut-être là de l’unique occasion qu’aurait la justice française d’entendre M. Hammouchi concernant les allégations de torture dont font l’objet ses agents dans les plaintes déposées par M. Asfari, M Lamtalsi et d’autres encore dont les juges français n’étaient pas encore saisis le 20 février.
L’ACAT a donc immédiatement alerté la juge d’instruction du TGI de Paris en charge de l’enquête concernant M. Lamtalsi. Dans le même temps, elle a déposé une troisième plainte pour M. Asfari, sur le fondement de la compétence universelle cette fois, auprès du Parquet du Pôle spécialisé pour les crimes contre l’humanité du TGI de Paris.
C’est finalement dans le cadre de l’instruction pour la torture subie par M. Lamtalsi que la réaction de la justice a été la plus rapide. La juge d’instruction, estimant que la plainte déposée par l’ACAT était sérieuse et circonstanciée, a demandé à la police judiciaire de se rendre à la résidence de l’ambassadeur du Maroc où M. Hammouchi passait l’après-midi, pour délivrer une convocation à ce dernier. Comme on pouvait s’y attendre, arrivés sur place, les policiers se sont entendus dire que M. Hammouchi n’était pas là.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais le soir même, les autorités marocaines sont entrées dans une vive colère. Convocation de l’ambassadeur français au Maroc, rappel du magistrat de liaison marocain en France, annulation de la visite officiel de Nicolas Hulot au Maroc… L’ire du Maroc s’est accru de jour en jour.
Les dirigeants français ont multiplié les tentatives aussi désespérées que critiquables d’amenuiser l’impact de l’initiative judiciaire. Laurent Fabius a qualifié la démarche de la juge d’instruction d’« incident regrettable » ; François Hollande a appelé Mohammed VI pour apaiser les tensions. Rien n’y a fait.
Le Maroc a porté plainte en France contre l’ACAT, Adil Lamtalsi et Naâma Asfari pour dénonciation calomnieuse, une vaine tentative d’intimidation.
Les médias proches du pouvoir marocain se sont déchaînés contre la justice française et surtout contre l’ACAT et les victimes qu’elle représente, criant tantôt à la violation du droit diplomatique - sans justifier cette allégation infondée - tantôt à un complot ourdi par l’ACAT et les services secrets algériens.
Refusant d’entrer dans une bataille médiatique basée sur la diffamation, l’ACAT s’est contentée d’appeler les dirigeants français et marocains à respecter le principe fondamental de l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Loin de décolérer, le Maroc a rétorqué par une mesure radicale : la suspension des accords de coopération judiciaire avec la France. Une décision lourde de conséquences qui a pour but de bloquer les demandes de transfèrement en France de Français détenus sur le territoire marocain et de les prendre ainsi en otage afin de les empêcher de porter plainte pour torture dès leur retour dans leur pays, comme l’a fait Adil Lamtalsi. Au-delà de cet objectif, la suspension des accords porte au moins autant préjudice au Maroc qu’à la France dans la mesure où elle suspend aussi les demandes d’extradition, les demandes d’assistance judiciaire, la reconnaissance transfrontalière des actes de mariage, de divorce, etc.
Le fait que les autorités marocaines aient ainsi opté pour une réaction extrême qui leur coûte aussi cher témoigne de l’efficacité de l’action de l’ACAT dans cette affaire. Grâce au soutien d’une justice française diligente et indépendante, l’association est parvenu, même brièvement, à transpercer la chape d’impunité qui recouvre le phénomène tortionnaire au Maroc et particulièrement celui impliquant la DGST. Réputée pour son efficacité, la DGST l’est en effet aussi pour ses techniques d’enquête qui font, d’après de nombreux témoignages de victimes, une large place à la torture.
Le chemin reste bien long avant que justice soit rendue à ces victimes. La convocation de M. Hammouchi par une juge d’instruction française n’est certes qu’une première étape mais une étape hautement symbolique qui aura au moins eu la vertu de mettre le projecteur sur des victimes trop peu entendues et d’alerter l’opinion publique sur des pratiques encore largement tolérées de part et d’autre de la Méditerranée.
Hélène Legeay, responsable Maghreb/Moyen-Orient à l'ACAT @HeleneLegeay