Plus de 8 000 personnes font actuellement l’objet d’une demande d’arrestation diffusée par Interpol. Qui sont ces personnes ? Qui les recherche ? Sur quel fondement ? Et, surtout, que risquent-elle ? Face à l’opacité d’Interpol, une revendication de transparence et de contrôle se fait jour. Retour sur le cas d’Onsi Abichou.
Le 17 octobre 2009, alors qu’il se rend en Allemagne dans le cadre de son travail, M. Abichou, citoyen français, est arrêté au cours d’un contrôle d’identité sur la base d’une notice rouge, une sorte d’alerte diffusée par le siège d’Interpol à Lyon auprès de ses 190 pays membres pour leur signifier que M. Abichou est recherché et doit donc être arrêté en vue de son extradition vers le pays qui le poursuit. Ce pays, c’est la Tunisie qui le soupçonne d’être impliqué dans un trafic de stupéfiants et qui a donc émis un mandat d’arrêt international à son encontre. C’est ce mandat d’arrêt qui, adressé à Interpol, a donné lieu à l’émission par cette dernière d’une notice rouge.
Pour M. Abichou, la situation est grave mais n’a, a priori, rien d’illégale : il est soupçonné d’avoir commis un crime en Tunisie, cette dernière dénonce le crime. Interpol joue son rôle de médiateur entre les forces de police de ses États membres parmi lesquels l’Allemagne, qui procède à l’arrestation de M. Abichou en vue de le remettre aux autorités tunisiennes.
La procédure est réglementaire, mais en apparence seulement.
Après l’interpellation de son client en Allemagne, l’avocat de M. Abichou a accès au mandat d’arrêt émis par la justice tunisienne et envoyé à l’Allemagne pour obtenir l’extradition du suspect. La seule preuve de l’implication de son client dans un trafic de stupéfiants réside, en fait, dans les aveux d’un autre suspect arrêté en Tunisie dans la même affaire. L’ACAT, saisie du dossier, débute à peine l’enquête qu’elle apprend que le présumé complice a été torturé pendant des jours par la police des douanes puis la brigade anti-drogue tunisiennes pour lui faire avouer sa culpabilité et lui extorquer des noms de soi-disant complices.
La torture s’immisce en amont de la procédure qui apparaît, tout à coup, nettement moins irréprochable. Mais elle fait aussi son entrée à l’autre extrémité de la procédure, à travers le sérieux risque de torture encouru par M. Abichou en cas d’extradition vers la Tunisie, ce qui a conduit l’ACAT à saisir le Comité contre la torture contre l’Allemagne pour demander l’annulation de l’extradition[1].
Interpol : un maillon de la chaîne qui passe entre les filets de la justice internationale
Contrairement à l’Allemagne et à la Tunisie, Interpol n’est pas un État et ne peut donc pas être poursuivi devant un mécanisme de plainte des Nations unies pour violation de la Convention contre la torture. De plus, Interpol est une organisation internationale et, ce faisant, ses agents et les décisions qu’ils prennent bénéficient d’une immunité de juridiction. Cela signifie que bien que la notice rouge émise par Interpol à l’encontre de M. Abichou soit fondée sur des informations obtenues par la Tunisie sous la torture et bien qu’en cas d’extradition vers la Tunisie, M. Abichou risquait d’être torturé, ce dernier ne pouvait pas faire de recours contre la notice rouge devant une juridiction nationale.
Ni la justice française, où Interpol a établi son siège, ni celle du pays où la personne a été arrêtée ne peuvent juger de la légalité d’une notice. Pourtant, une notice rouge peut porter préjudice à celui qu’elle cible de bien des façons. Ce dernier peut être arrêté et extradé, mais il risque aussi de perdre son travail, de se voir refuser le statut de réfugié ou retirer son visa, de voir sa réputation brisée et d’être privé de sa liberté de mouvement avec les graves répercussions que cela peut avoir sur sa vie familiale et professionnelle.
Une personne faisant l’objet d’une notice rouge a pour seule voie de recours la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol. Cette commission veille au respect, par les organes d’Interpol, des textes régissant l’organisation et notamment des articles 2 et 3 de la Constitution d’Interpol, censés garantir le respect, par l’organisation, des droits de l’homme ‑ notamment l’interdiction de la torture ‑ et de la neutralité politique, afin de ne pas être utilisé comme un instrument de traque des opposants politiques.
Interpol, un trou noir où les droits de l’homme disparaissent
Au vu de l’importance des préjudices personnels qui peuvent être ainsi causés par Interpol, il est important que la Commission de contrôle des fichiers fasse preuve d’une totale indépendance, d’impartialité, de diligence, de promptitude et de sérieux dans l’examen des recours dont elle est saisie.
Pourtant, en pratique, il n’en est rien, comme l’a relevé l’ONG anglaise Fair Trials dans son dernier rapport[2]. La commission peut refuser de transmettre au plaignant les informations le concernant si l’État qui le poursuit met son véto ; elle peut même refuser de lui dire s’il fait ou non l’objet d’une notice rouge. Les délais de recours peuvent être très longs et la procédure reste opaque. De plus, la commission n’a qu’un pouvoir de recommandation qui peut être contredit par le secrétariat général d’Interpol dont le principal souci est le maintien de la coopération policière entre les États. Enfin, les recommandations de la commission, peu motivées, ne sont pas susceptibles d’appel. Autant de manquements aux standards fondamentaux en matière d’équité, d’effectivité et d’indépendance, au point que l’immunité de juridiction d’Interpol paraît difficilement justifiable.
Ce constat est d’autant plus préoccupant que les notices rouges se sont multipliées ces dernières années pour passer de 1 212 en 2002 à 8 136 dix ans plus tard[3].
Il ne nous revient pas ici de juger de l’efficacité d’Interpol dans la lutte contre la criminalité. Pour légitime qu’elle soit, cette lutte doit s’opérer dans le strict respect des droits de l’homme. Le risque est grand que l’organisation soit instrumentalisée à des fins de répression politique ou qu’elle soit insidieusement utilisée par des États tortionnaires. La confidentialité des données d’Interpol que requiert une lutte efficace contre la criminalité ne saurait primer sur la nécessité d’effectuer un contrôle sérieux et indépendant sur ces données et l’utilisation qui en est faite.
À cet égard, on ne peut qu’espérer, dans un avenir proche, qu’une juridiction nationale ou internationale, telle que la Cour européenne des droits de l’homme, consacre un vrai droit au recours contre les activités d’Interpol, afin que cette dernière ne soit plus un trou noir dans le champ d’application des droits de l’homme.
Hélène Legeay, responsable Maghreb & Moyen-Orient à l'ACAT / @HeleneLegeay
[1] Le Comité contre la torture (CCT) a ordonné la suspension de l’extradition le temps qu’il étudie la plainte. Malgré cela, l’Allemagne a extradé M. Abichou qui a échappé à la torture en Tunisie grâce à la mobilisation de l’ACAT et du CCT. Il a tout de même été condamné à l’emprisonnement à perpétuité sur la base des informations données sous la torture par son présumé complice. Ce n’est qu’après la révolution que M. Abichou a finalement été acquitté et libéré.
[2] Fair Trials, Strengthening Respect for Human Rights, Strengthening Interpol, 2013.
[3] Interpol, Rapport annuel, p. 32 http://www.interpol.int/content/download/20552/185421/version/5/file/Annual%20Report%202012_FR_i.pdf.